dimanche 4 décembre 2016

UNE BELLE JAMBE

Les braies du carnet de Villard de Honnecourt.




Je reviens aujourd'hui sur une remarque de mon livre qui est peut-être passée inaperçue, puisque placée en fin de volume, rubrique "errata" (en gros, les rectifications parfois hyper importantes que personne ne va jamais lire... Eh oui...)

Cette correction, ou plutôt précision, concerne la légende de la page 138, illustration 2.

La légende d'origine :
"Hommes luttant, carnet de Villard de Honnecourt, 2e quart du XIIIe siècle, Bibliothèque Nationale de France, Paris, 19.093, f. 28. Différentes méthodes existent pour relier les chausses au braiel. Sur l'homme de gauche, on remarque un bouton de tissu autour duquel est enroulé le cordon."

La correction :
"folio 14v, et non 28 (il s'agit de la page 28). En outre, une autre lecture des braies du personnage de gauche m'a été proposée par Jean Wirth : l'homme ne porterait pas de chausses, mais uniquement des braies qui seraient nouées sur l'avant, au moyen d'un cordon, pour ne pas gêner. Nous aurions, sur ce folio deux manières différentes de porter les braies sans chausses."

Chausses à la trappe ?
Jean Wirth m'avait, fort justement, fait remarquer que ma légende n'était pas claire, et qu'écrit ainsi, il était question de chausses sur le personnage de gauche. Ce qui, d'après lui, n'est pas le cas. 
Et, après avoir bien regardé l'image, et en avoir discuté, je me suis rangée de son avis. D'où la nécessaire correction (déjà nécessaire pour le problème de folio). Il reste cependant un doute sur l'absence de chausse : le seul élément qui pourrait laisser penser qu'il y a une chausse serait le double trait au dessus du genou, sur l'arrière, qu'on peut d'ailleurs comparer à Maciejowski. Mais les chausses de Maciejowski sont plus "flottantes" que celles, éventuelles, de Villard. En outre, par rapport aux autres représentations de chausses au XIIIe siècle, ces dernières sont accrochées bien bas. Les traits sont-ils une maladresse dans la représentation de l'anatomie ?
Paysans, Bible de Maciejowski, vers 1250, Pierpont Morgan Library New York, m638, f. 18. Un exemple de chausses montant haut.
 Le paysan de droite et notre lutteur de droite portent, eux, le même type de braies, non totalement cousues, dégageant ainsi la partie inférieure de la jambe. Il n'y a donc pas de gêne aux genoux. Néanmoins, il faut gérer là aussi un surplus de tissu, lequel est alors remonté et noué au braiel.


Que se passe-t-il sur le dessin ? Les jambes ont été remontées, afin de ne pas gêner aux genoux. Il reste alors un surplus de tissu sur la cuisse. Celui-ci est alors rentré dans les jambes des braies et maintenu en place par un cordon qui l'entoure, formant une boule qu'on peut mal lire et prendre pour un bouton. Le surplus de tissu, ainsi maintenu, fait que la base de la braie "colle" mieux à la jambe, ce qui peut donner l'impression qu'il y a une chausse. Le cordon est d'ailleurs parfaitement visible sur la cuisse droite du personnage de gauche. Il n'y a pas, ici, de bouton de tissu cousu sur une chausse éventuelle.



Vitrail du Bon Samaritain, vers 1210, cathédrale de Chartres (photo TA) Là encore, la pointe des chausses est placée très très haut. Presque au niveau du braiel. Mais, il faut noter que le rendu des braies peut être comparé avec celles de Villard. Le vitrail plaide à la fois pour et contre les chausses !
Par ailleurs, on note l'absence d'un cordon provenant du braiel (la ceinture des braies), ce qui est la norme lorsque l'on porte des chausses. On peut évidemment envisager que cet hypothétique cordon se confonde avec la ligne dessinant la cuisse...

Revenons sur ce qui a été mentionné brièvement : l'anatomie. Il serait intéressant de comparer le folio 14v avec d'autres dessins de Villard pour se faire une idée. Un agrandissement de la jambe (qu'on peut obtenir, par exemple, à partir du PDF de l'ouvrage de Jean Wirth sur Villard de Honnecourt) montre de nombreux détails, comparables à la jambe nue (là, aucune ambiguité) du lutteur de droite, en particulier au niveau du genou. Toutes les jambes nues du carnet ne sont pas aussi détaillées. Il faut aussi tenir compte de la taille originale du dessin. Par ailleurs, certaines jambes chaussées montrent des similitudes en ce qui concerne la ligne des mollets. Mais le traitement des genoux diffère. Le dessin le plus intéressant reste celui de l'Orgueil (folio 3v), 

où la totalité des chausses est visible. On retrouve les plis et l'aspect flottant, comme sur Maciejowski. Les mollets sont moins détaillés. Mais si on introduit un autre dessin du carnet, le jeune noble assis (14r), portant certainement des chausses, nous retrouvons la ligne des mollets. Mais le genou est moins détaillé que sur le folio 14v qui nous intéresse. Dilemme.
 
La question chausses ou pas chausses reste ouverte. Personnellement, je pense que non, mais avec un léger doute qui subsiste. C'est surtout le traitement des jambes du lutteur et la présence de traits mal venus sur certains nus du carnet qui me font pencher vers le "non". Avouons que notre lutteur a la raie des fesses plutôt haute ! Là encore, une maladresse, où colonne vertébrale et raie des fesses se lisent difficilement.

Folio 22r. Quelques traits qui n'ont rien à faire sur un corps, en particulier au niveau de la hanche. Même s'il s'est appliqué à imiter la nature, en s'inspirant entre autres des antiques, Villard ne parvient pas à leur maîtrise, et des défauts subsistent.
Signalons, en passant, une autre représentation de lutteur, sur une demeure canoniale de Chartres (reproduction dans l'ouvrage de Jean Wirth sur Villard de Honnecourt, Droz, 2015, fig. 20) qui montre un lutteur cul nu, portant uniquement des chaussures et ce qui, d'après sa longueur, paraît être une chemise fendue.

Voyons maintenant comment les choses se passent avec des braies sans jambes.

Les fameuses "braies-jupe"
L'effet qu'on observe sur le dessin de Villard est d'autant plus facile à obtenir si on ne porte pas de braies cousues, mais l'autre modèle, que l'on voit sur certaines oeuvres, les "braies-jupe"
Joueurs de dés, mur sud de la tour sud de la cathédrale de Strasbourg, les "braies-jupe" défaites (photo T. A.)

A savoir des braies faites à partir d'une jupe ample dont on coince l'arrière sur l'avant, en le faisant passer entre les jambes. Facile à faire, facile à défaire (en cas d'urgence... Si vous voyez ce que je veux dire). On ne peut plus simple, et pratique, pour couvrir cette partie du corps et qui, au final, donnent ce résultat :

"braies-jupe" de la cathédrale de Chartres, portail nord.

On voit, sur la sculpture du portail du transept nord de Chartres qu'une masse de tissu importante se trouve à l'arrière. Si elle ne gêne pas pour marcher ou travailler, cette masse derrière le genou peut devenir encombrante lors d'une lutte. Il convient donc de la remonter un peu. Ce qui crée un surplus de tissu. Il suffit juste de deux petits lacets pour nouer le surplus. 
Une telle tenue pourrait justifier le noeud, et ce sans les chausses.

Le dessin de Villard est vraiment intéressant car il indiquerait deux manières différentes de ne pas être gêné dans ses mouvements par les braies. 

Revenons à nos "boutons".  
S'il reste un doute quant aux chausses, l'idée d'un bouton cousu sur la chausse (ou les braies) me paraît, après réflexion, à rejeter définitivement. Il est tellement plus facile et pratique, d'utiliser le tissu déjà présent. En outre, un bouton pourrait fragiliser la chausse. C'est une zone qui subit des pressions, et risque de se déchirer. On remarque d'ailleurs sur les chausses de l'archevêque Rodrigo Ximenez de Rada que l'oeillet par lequel passe le lacet a été renforcé par du parchemin. Sur la chausse de st François d'Assise, un autre système a été adopté : le cordon est cousu à la chausse. 
Pointe de la chausse de saint François d'Assise, Protomonastère de sainte Claire, Assise. (photo T. A.)
Le plus grand danger était une déchirure de ce cordon de lin, qui pouvait se recoudre facilement. Bref, il y a, dans la chausse, une zone à risque !
 
 Il semble que le système du surplus formant une boule puisse aussi être un moyen simple d'accrocher ET d'ajuster les chausses, comme on peut le voir sur une enluminure de l'Anathomia de Guido da Vigevano. On ne le répète jamais assez. Il faut se méfier des couleurs dans la peinture médiévale. Donc, ce qui suit est sujet à caution : la petite boule visible en haut des chausses est de la même couleur que les chausses. On peut envisager un minimum de réalisme quand des éléments sont de la même couleur (deux couleurs différentes peuvent être utilisées pour indiquer deux matières, ou deux vêtements différents). On peut penser que la boule est bien de la même matière que la chausse, et en fait partie.
Guy de Pavie (Guido de Vigevano) Anathomia, Chirurgien examinant l'abdomen d'un patient,  vers 1345, détrempe sur parchemin,  Musée Condé, Château de Chantilly, Chantilly (Ms. 334 -569-, fol. 17)
Bouton ou tissu simplement noué ? La seconde solution paraît ici la plus plausible. Il ne faut pas oublier que les chausses sont en laine, et qu'à l'usage, la laine peut se détendre. Non seulement la zone est fragile, mais elle peut se déformer ! Ce procédé permet alors de conserver des chausses bien ajustées, signe d'élégance. Par ailleurs, si l'on compare cette enluminure au dessin de Villard, on note ici le cordon descendant des braies.

Sur une autre enluminure médicale, un peu plus ancienne, nous retrouvons le "bouton" des chausses, encore une fois placé très haut par rapport à l'oeuvre de Villard. Et de nouveau de la même couleur que les chausses.

Roger Frugardi de Salerne , Chirurgie, France, N. (Amiens); 1er quart du XIVe siècle, Sloane 1977, f.7, British Library, Londres (photo BL). Un rare exemple de chausse descendant bas. Mais le trait pourrait indiquer une "erreur" lors de la mise en couleur. La chausse est, encore, attachée très haut.
 Evidemment, ces exemples, plus tardifs (presque un siècle, ou plus. Le carnet étant daté entre 1215 et 1250, d'après les dernières recherches), vont dans le sens de la présence d'une chausse. Mais... On reparle de la hauteur à laquelle ces chausses sont accrochées, par rapport au dessin de Villard ? 
(et donc, on reprend depuis le début.) 

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