lundi 27 décembre 2021

La teinture y est

INDIGO, UNE TEINTURE A USAGE SPECIFIQUE ?

Ca va être tout bleu !


Pour les bleus des textiles méd, au Moyen Âge, il y avait surtout deux plantes utilisées pour faire du bleu. 

La guède, ou pastel (woad in English, Isatis tinctoria, pour les intimes)

 L'indigo, ou indigo (indigo in English, Indigofera, pour les intimes et le nom de famille)

Au fond à gauche de l'indigo, à côté de la guède (teintures sur laine, soie, coton et lin, palais Mocenigo, Venise, 2016, voir là)
Pour plus de détails techniques, géographiques, chimiques et toutiquantiques, je vous renvoie au livre de Dominique Cardon, le Monde des Teintures Naturelles, chez Belin. Y a plein de pages dessus... Voir  chapitre 8. 

(Pssst : NdT, ça veut dire Note de Tina, pas Note de la Traductrice... Et quand c'est écrit en majuscule, c'est moi qui ai pris l'initiative. C'est pas dans les textes d'origine...)

De l'indigo dans le paonacé ?

Dans mon bouquin sur le costume 13e (en particulier vers les pages 110-112), j'évoque, à partir de l'article de Benjamin L. Wild sur le Roll of Cloths d'Isabelle d'Angleterre (article ô combien précieux, qu'on trouve dans Medieval Clothing and Textiles 7, 1-31) l'indigo comme base éventuelle du bleu paonacé. 

Ce qui est dit dans l'article original est ceci : "If the dye came from indigo, which was imported from India, the cloth would have been considerably more expensive than if the dye had been extracted from the woad plant" (10) "Si la teinture vient de l'indigo, qui était importé d'Inde, l'étoffe aurait été bien plus considérablement chère que si la teinture avait été extraite de la guède". Wild se réfère ici à l'édition anglaise du livre de Piponnier et Mane Se Vêtir au Moyen Âge. Livre qui commence à dater et à utiliser avec prudence, surtout pour tout ce qui est avant le 14e siècle (toujours la même histoire). Et donc, là, y a un gros "Gnééé ????" 

parce que ces dames ne causent à aucun moment de l'indigo, mais uniquement de la guède, qui, effectivement, coûte moins cher que le kermès. C'est la fiesta, là. Bref, ça confuse un chouïa. Et du coup, j'ai envisagé, pour le paonacé en question, une teinture vraisemblablement à l'indigo. Connaissances d'il y a 8 ans. Depuis, ça a bougé. C'est que la copine Prudence était partie faire un tour, la coquine.

Si on se réfère au seul fragment de paonacé connu, venant de Prato (archives Datini) et datant d'autour 1400, étudié par Dominique Cardon (Cardon Dominique. "Échantillons de draps de laine des Archives Datini (fin XIVe siècle, début XVe siècle). Analyses techniques, importance historique". In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 103, N°1. 1991. pp. 359-372.
doi : 10.3406/mefr.1991.3158
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_1123-9883_1991_num_103_1_3158) c'est une autre histoire. 

On tombe là sur un tissu dont le bleu est obtenu au pastel. Le pastel, en prime, ce serait anti-mite. Voilà, je pose ça là en passant, vous en faites ce que vous voulez. 

Exit l'indigo pour le paonacé. Dans la mesure des connaissances actuelles, c'est plus sûr.

ON A DIT "BLEU" !
De l'indigo dans la laine ?

Et c'est là qu'on va se poser des questions rigolotes...

On a de l'indigo pour le lin, quelques exemples chez les Nordiques, par exemple... Mais... Des traces d'indigo sur la laine, ça donne quoi ?

Et on va donc se balader du côté de Medieval Clothing and Textiles. Encore. Mais cette fois... le 10 ! Paru en 2014. Soit après mon bouquin, et là, c'est ballot. 

Il y a dedans un article très intéressant de Lisa Monnas, qui sait de quoi elle cause quand il s'agit de soie. Et qui là parle de couleurs. "Some Medieval Colour Terms for Textiles", 25-57. 

A partir de la page 28, ça cause bleu. Et c'est la cata...

Teintures indigo sur laine, à Magdebourg (Kulturhistorisches Museum), 2020. Derrière, on voit un cube. L'indigo était importé en carreau, ce qui fait qu'en Europe, on l'a souvent considéré comme teinture d'origine minérale.

Pour Lisa Monnas, l'indigo, p. 29, c'est pour la soie au Moyen Âge. Que pour la soie... Et d'ailleurs, si on se réfère à Joinville... Notre cher Saint Louis portait "une cotte de samit ynde" à Saumur en 1241 (Joinville, §94, assorti à un surcot et un mantel de samit vermeil, si ça vous intéresse. Dans mon bouquin, p. 111, je parle de satin, mais... vous connaissez l'histoire. Samit mal traduit en satin, entre autre par VLD. Je vous renvoie Ici, ça en cause en scrollant un peu.)

De l'ynde pour de la laine... J'ai pô trouvé. Ni en texte ni en archéo. 

Reprenons notre bible, le Cardon, voir ce qu'elle en dit, de cet indigo qui n'aime pas la laine...

En route pour la page 357 !

Et aussi la 358... 

Pendant ce temps (avant le 17e-18e, en gros, NdT), l'indigo reste très marginal en Europe, mais non pas inconnu. Importé d'Orient par une chaîne d'intermédiaires au bout de laquelle prospèrent les marchands, surtout vénitiens et génois, on le trouve mentionné à plusieurs reprises dans les registres de comptes du Moyen Âge : à Gênes en 1140, à Marseille en 1228, à Londres en 1276. Il est utilisé comme peinture mais aussi comme teinture, d'abord adoptée pour la soie et les futaines (tissus mixtes de lin et coton ou lin et laine) : c'est dès 1250, peu de temps après la reconquête de Valence sur les Maures, que le roi d'Aragon Jacques Ier accorde aux teinturiers de futaines de la ville un règlement sur la teinture à l'indigo. L'indigo est cité également dans le plus ancien règlement à l'usage des teinturiers vénitiens (...) en 1305. En revanche, il va rester LONGTEMPS INTERDIT EN EUROPE POUR LA TEINTURE DE LA LAINE. C'est le cas en 1317, à Florence, dans les plus anciens statuts de l'Art de la laine (...). L'ajout d'indigo à la cuve de pastel est bien autorisé en 1416 à Barcelone, mais il va de nouveau y être interdit au cours du XVe siècle, alors qu'à la même époque, des recettes de cuve d'indigo pour la soie se retrouvent dans deux traités de teinture, l'un florentin, l'autre vénitien.

Premier point : On est un peu mal pour le Haut Moyen Âge, avec des sources écrites commençant en 1140... 

Deuxième point : On est très mal pour la laine, en général...

Troisième point : En gros, c'est mort quoi... 

Quatrième point : Un nouvel espoir... 


Une nouvelle thèse

Usages de l'indigo dans la thèse d'Obi Wan Kenobi de Mathieu Harsch, "La teinture et les matières tinctoriales à la fin du Moyen Âge : Florence, Toscane, Méditerranée"

Soutenue en 2020. Ca roule. Consultable en passant par là

Euh... Comment dire... ?

 Ben en citant (49-50)

En revanche, l'indigo n'est cité ni dans les Statuts ni dans les registres de Délibérations des consuls de l'Art de la Laine au XIVe siècle. Cela ne signifie pas forcément qu'il était interdit, mais simplement qu'il n'était pas d'usage de l'utiliser en draperie (Petite rectification de l'interdiction évoquée par Dominique Cardon en note, 78, p. 50, NdT). L'INDIGO ETAIT EN EFFET UN COLORANT DE LA SOIE. Le Trattato dell'Arte della Seta florentin en fait même l'élément de base de sa recette de bleu. (...) En réalité, l'indigo ne concurrençait pas la guède, QUI RESTAIT, AU MOYEN AGE, LA SEULE OPTION VALABLE POUR TEINDRE LA LAINE EN BLEU. (...) La teinture à l'indigo nécessitait d'autres procédés e cuve, plus drastiques, mais corrosifs pour la laine. (...) L'indigo était donc indiqué pour teindre la soie ou le coton (ou le lin lorsque c'était autorisé), mais dans des cuves plus "chimiques" que la cuve d'agranat utilisée en draperie. Son coût représentait également un obstacle, surtout pour l'industrie des fibres végétales, SI BIEN QU'EN DEFINITIVE ON NE L'UTILISAIT REELLEMENT QU'EN SOIERIE."

La lecture des pages 368 à 375 est aussi conseillée à ceux qui veulent en savoir plus sur l'indigo au Moyen Âge.


Oui, je sais, ça concerne le domaine méditerranéen.

Mais voilà... L'indigo a été étudié par d'autres (voir, par exemple, les travaux de Jenny Balfour-Paul, en anglais), et... On retombe toujours sur les mêmes résultats. 

La soie, c'est bon, la laine, c'est pas bon. Question, déjà, de réactions chimiques avec les moyens de teinture de l'époque.

Ceci dit, pas d'panique !

Qu'en est-il des autres secteurs géographiques et des périodes précédentes ? Alors... Déjà, il paraît que les techniques de teinture ont progressé, grâce aux croisades, à partir du XIIe siècle. Ce qui est un tantinet en contradiction avec l'idée de problème technique à la fin du Moyen Âge. Enfin, je crois, quoi... 

Après, j'suis pas trop dans les questions techniques. Cependant, il semble y avoir un réel consensus quant à l'usage de l'indigo en teinture. 


Mais... Comme me l'a souligné Grégoire le Guesderon : "l'analyse est donc impossible pour différencier le bleu obtenu à partir de plantes non européennes comme l’indigotier ou celui tiré du pastel de guède, la plante européenne, sur des textiles anciens pour le moment et donc un bleu saturé obtenu à l'indigo est bien le même qu'un bleu saturé (pers) obtenu à la cuve de pastel... et qu'en évocation, on ne pourra pas faire mieux. Pour une véritable tentative de reconstitution, il faudrait monter toute une cuve d'agranat de pastel... personne ne le fait de façon courante, cela a déjà été fait par quelques fous (dont moi en 2000...on ne rajeunit pas...) mais c'est titanesque à mener..." (la cuve à agranat est expliquée en 338-340 du Cardon, pour ceux et celles qui seraient tentés).

 

Au final, je profite bien de cet article pour rectifier et préciser la page 111 du costume médiéval au XIIIe siècle, suite à la parution d'un article postérieur, qui m'a mis le doute et m'a fait me replonger dans la cuve à teinture.

 

Je tiens à adresser un énorme merci à ce grand connaisseur des teintures médiévales qu'est mon compatriote lorrain Grégoire le Guesderon, qui m'a été d'une aide précieuse pour dénouer tout ça. 


On ne peut pas faire la différence sur les textiles anciens pour l'instant. Du coup, ben si on veut utiliser du tissu (laine) teint à l'indigo, pourquoi pas ? Ce n'est a priori pas histo, mais... Si, visuellement, ça permet d'obtenir un bleu semblable à ce qui pouvait se faire au Moyen Âge avec du pastel... Vive l'indigo !

Et puis, ça pourrait aussi être génial de faire une cuve à agranat ! (Y a un défi, là !)