Dans les bouquins, tout n'est pas bien
Photo du film Le Nom de la Rose |
Ca fait pas mal d'articles que j'aborde la question des sources iconographiques, voire archéologiques et des diverses précautions à prendre lorsque l'on s'en sert. Et ce n'est pas un secret que je suis loin d'être une fan de pinterest est d'autres media qui apportent peu de renseignements pertinents. Une image doit être analysée, confrontée, vérifiée, pour pouvoir être utilisée, que ce soit dans la recherche concernant le costume, ou autres.
La source principale reste quand même imprimée. J'adore les livres, c'est plein de choses intéressantes, il y a un petit plaisir à tourner les pages... Et comme tout n'est pas numérisé, cela reste un moyen incontournable d'apprendre plein de choses et surtout de vérifier.
Mais... Il y a forcément un (même plusieurs) mais... On trouve dans les livres pas mal de choses qui ne sont pas valables, ou ne le sont plus, mais qui, bien souvent continuent d'être diffusées, reprises, etc.
On ne tire pas sur les ambulances, c'est pas gentil, mais...
Viollet-Le-Duc. Il a écrit des choses intéressantes, tout en restant un peu trop de son époque, le romantisme... Les joies des oubliettes. Alors, si déjà, en archi on trouve des boulettes, je vous laisse imaginer en costume.
Photo wikipedia, Viollet-Le-Duc en costume |
C'est la foire au n'importe quoi, et les spécialistes passent en gros leur temps à le rectifier (voir par exemple l'article de Monica Wright sur le bliaut dans Medieval Clothing and Textiles 14).
Photo éditeur |
Il s'embrouille dans les termes, il a cherché à associer images et noms... Et souvent, il est tombé à côté. Là, on peut vérifier avec la chape qu'il appelle garde-corps (confrontation avec les sources premières où l'on voit que le garde-corps est une couche complémentaire du surcot et de la cotte et la chape une couche externe. En gros, ce serait l'équivalent de notre actuel manteau, et le garde-corps, un équivalent au gilet (je prends cet exemple pour bien replacer dans les couches et mettre en évidence les usages. On peut trouver à y redire, j'en conviens). Après, il réinterprète les oeuvres d'art, et ce n'est pas toujours pertinent.
Néanmoins, on l'aime bien... Il a préservé des sources. Et c'est surtout un témoin de son temps. Il faut juste en être conscient.
Le gros problème c'est que son vocabulaire costume a été repris par ses successeurs pendant des générations et qu'on commence seulement à faire le ménage. On pourrait d'ailleurs en dire autant de Quicherat. La lecture critique de Viollet-Le-Duc a largement mis en avant ses limites et ses erreurs.
Eugène reste une source primordiale pour la compréhension de la vision du Moyen Âge au XIXe siècle. Mais pour le reste... Les recherches actuelles tendent à montrer que lui et Jules sont totalement dépassés. De là à dire que puisqu'on lui doit la diffusion du mythe des oubliettes, autant l'y envoyer... Non... Faut pas pousser pépé dans les oubliettes quand même. Ca se fait pas. C'est, bis, un témoin de son temps.
Enceinte ? Pas enceinte ? Enceinte ? Les deux Giovanni
Photo wikipedia |
Autre exemple intéressant, que j'avais traité dans un article de Moyen Âge, et évoqué dans le blog : les Epoux Arnolfini de Van Eyck. On va la faire brève.
Le tableau avait été génialement analysé par l'un des grands spécialistes de l'image : Erwin Panofsky. Pour lui, madame Arnolfini n'était pas enceinte, elle suivait juste la mode du coussin qui fait comme si. Et c'était leur mariage. Théorie acceptée pendant... 60 ans.
Jusqu'à ce qu'une chercheuse découvre un cadeau de mariage fait par le duc de Bourgogne à Giovanni Arnolfini... Plusieurs années après. Bizarre autant qu'étrange. En fait, il y avait deux Arnofini à Bruges vers la même période se prénommant Giovanni. L'accident bête.
Evidemment, sur le tableau, c'est l'autre Arnolfini.
Du coup, l'interprétation du tableau est totalement différente (elle est enceinte). Et on découvre que pendant des années, on a, en toute bonne foi, enseigné des choses inexactes.
Bref, c'est toujours "dans la limite des connaissances actuelles".
Le gag, c'est que l'histoire du "elle est pas enceinte" continue à se répandre, 15 ans après l'article remettant en cause les théories de Panofsky.
Je vous renvoie aux articles :
Erwin
Panofsky, Jan Van
Eyck's Arnolfini Portrait', Burlington
Magazine, vol. 64, n° 372 (Mars 1934), 117-127
Margaret
Koster, The Arnolfini
double portrait : a simple solution,
Apollo,
vol.158, n° 499 (septembre 2003), 3–14, article disponible en
ligne :
https://www.thefreelibrary.com/The+Arnolfini+double+portrait%3A+a+simple+solution.-a0109131988
La roue de l'infortune
On quitte le costume (si, si, les Arnolfini, il y avait un rapport) pour passer à quelqu'un du XIXe qui adorait Van Eyck. J'ai nommé mon cher Burne-Jones.
Là, c'est du lourd.
Dans les années 1970 est sorti une bio écrite par une respectable dame, Penelope Fitzgerald
(1916-2000), biographie portée aux nues par les spécialistes de Burne-Jones. Comme j'ai fait ma maîtrise, mon DEA et ma thèse sur Ned, j'ai eu usage de ce bouquin. Son intérêt : il reprend pas mal d'extraits de la correspondance du peintre. C'est à dire plein d'infos primordiales. Et puis, c'est bien écrit. L'autrice est d'ailleurs ensuite devenue romancière.
Parce qu'une thèse c'est sérieux, et que je me suis dit qu'il y avait peut-être encore quelques pépites à trouver, je me suis rendue à la British Library pour consulter les originaux d'une partie des lettres (d'autres étant à Cambridge, et je pense que si j'avais demandé à mon directeur une année supplémentaire, il m'aurait assassinée. Et en prime, j'aime pas trop Cambridge, je suis plus Oxford. Na).
Après une journée à ma taper la tête contre la table en découvrant que Burne-Jones avait une écriture manuscrite pire que la mienne et celle de mon généraliste, j'ai commencé à prendre des notes, à trouver des trucs... La routine. Vu la quantité d'infos, parfois, je commençais à noter, et puis, je demandais une photocopie. Et quand je reconnaissais un truc lu dans la biographie écrite par Fitzgerald, je notais 2, 3 trucs, puis > voir FG.
Je rentre à la maison et je passe à l'inclusion des nouvelles infos dans ma thèse. J'ai mes notes, et le bouquin de FG. Et là, gag... Je me marre en me disant que je savais vraiment pas lire le Ned courant, puisque pour une citation reprise dans tous les livres sur Burne-Jones, j'avais écrit "or" dans mon précieux cahier au lieu de "and". Le genre de petit mot qui change totalement le sens d'une phrase. J'ai donc bravement corrigé avec le "and" du livre de Fitzgerald, puisqu'elle est anglaise et que son livre est une référence absolue.
J'ai moins ri quand j'ai reçu mes photocopies.
Le texte original, c'est bien "or", et non "and". J'ai comparé toutes les notes que j'avais prises et qui correspondaient avec du FG. Damned. Aux vacances suivantes, retour à la British Library pour comparer systématiquement tout ce que FG avait retranscrit avec les originaux. Donc un séjour en Bretagne d'Helen Mary Gaskell (la destinatrice des lettres, qui les a offertes à la British Library et avait annoté les enveloppes) a été transformé en séjour en Italie par FG... Les dates étaient quasi toutes fausses (parfois d'une année). Je crois que je n'ai pas trouvé plus de 5 retranscriptions correctes.
Et ceci est un livre de référence.
J'ai souvent vu dans des bibliographies des chercheurs citer comme référence la correspondance en version "British Library" (c'est à dire les lettres originales). Dans la majorité des cas, c'est la version FG (mais ça fait mieux de faire comme si on avait vu les lettres). Les versions "réelles" sont rarissimes.
La fiche du Musée d'Orsay concernant le tableau met en exergue la version erronée (synthétisée en prime...) et en fait un commentaire. En réalité, pour Burne-Jones, La Roue de la Fortune ne nous écrase que si on lui résiste. C'est cela la vraie signification du tableau et pas celle qu'on trouve dans les livres sur Ned et sur le site d'Orsay.
J'ai accepté mon sort, et le tour joué par la Fortune, et j'ai repris toute ma thèse. Et la Roue ne m'a pas écrasée.
Photo wikipedia |
Je regrette toujours de ne pas avoir fait la vérification avec les extraits ne provenant pas de la British Library, ceci dit.
Lost in translation
Là, on va faire bref, et on revient au costume.
Prenez votre Joinville, éditions Lettres Gothiques.
Cherchez le mot satin dans les pages de droite (français moderne).
Comparez avec la page de gauche (français médiéval).
Et qu'est ce que vous voyez ?
SAMIT ! Bref, un sergé...
Le samit et le satin, c'est pas pareil, et le satin n'était pas arrivé si tôt en France dans la mesure des connaissances actuelles (vu que les plus vieilles références datent des années 1270 en Espagne et Angleterre, et que Saint Louis est mort en 1270, il aurait eu du mal à porter du satin plus tôt)
Toujours vérifier les textes d'origines (ça sert pour voir ce qu'est une touaille, aussi...)
Et du coup, je dois changer une doublure moi...
photo éditeur |
Autre exemple.
Le moine de Saint Gall, Abbon, et sa description du costume des Francs. Dans Tissu et Vêtement, 5000 ans de Savoir Faire, ouvrage de 1986, on trouve des bandes de lin de couleur vermillon, traduction d'un texte latin. Le mot "vermillon" n'avait alors pas de rapport avec la couleur. Dans ce même livre on retrouve, en annexe, ce texte. Et c'est une traduction différente, qui parle de haut-de-chausse (pas très correct à l'époque). Ne parlant pas le latin, j'ai passé le texte original à deux personnes différentes... Même résultat : bandes de lin, et pas de haut-de-chausse. Pour le vermillon, prenez donc rendez-vous avec Michel Pastoureau.
Deux cas différents (je pourrais en trouver d'autres). Le premier est certainement lié à une connaissance limitée des termes liés au costume médiéval et au textile. C'est très courant, malheureusement.
Débrouillez-vous pour avoir toujours le texte médiéval en plus de la traduction, pour pouvoir vérifier. Parfois il faut passer par une édition anglaise, allemande ou italienne pour avoir le texte en ancien français, mais c'est nécessaire. On trouve pas mal de bases de données pour les termes en ancien français, ou en ancien anglais (voir le Lexis Project de l'université de Manchester, par exemple).
L'autre cas... J'aurais tendance à voir le coup de fatigue. Ca existe quand on bosse fort. Il est 3 heures du mat. Vous êtes devant votre ordi. En face le lit, avec le chat et Morphée qui ronflent allègrement... L'accident bête. Le faux ami... Ca marche très bien avec l'anglais (ça sent le vécu). Les auteurs sont des êtres humains. Ils fatiguent eux aussi. Et, la méconnaissance du costume...
Gare aux coquilles
On va faire encore plus bref.
Dans un livre sur les couleurs de qui vous savez, il est question de teinture à l'oseille. L'oseille n'est pas une plante tinctoriale. Et certaines personnes promptes à démonter tout ce qui les dérange ont fait leurs choux gras de cette erreur. Dans d'autres ouvrages sur la couleur du même auteur (cherchez pas longtemps, c'est bien celui auquel vous pensez), on parle de teinture à l'orseille. Là, c'est bon, c'est une plante tinctoriale. Coquille possible du correcteur, ça arrive. Et quand on a écrit un bouquin et qu'on se relit... On rate des choses. Surtout si c'est des mois après et qu'on est passé à un autre sujet. Le cordon ombilical est coupé.
Erreurs d'interprétation
Les errata, c'est fait pour ça.
Dans mon propre bouquin, j'avais présenté la ceinture de Fernando de la Cerda. Il y a dessus une jolie pièce d'orfèvrerie, présentée dans le bouquin Vestiduras Ricas, catalogue d'expo des costumes de la nécropole royale de Las Huelgas (Castille), comme servant à passer l'épée. Bon, ça fait bizarre, mais c'était sourcé. Après discussions avec diverses personnes, et vérifications, les autres interprétations sont venues : c'est certainement pour accrocher l'aumônière. Heureusement, l'erreur (du moins dans mon livre sur le costume 13e) fut réparée en fin d'ouvrage, par une petite correction.
Ca, c'est de la ceinture ! |
Les erreurs d'interprétation sont courantes. Parfois un auteur revient sur ce qu'il croyait vrai quelques années (mois) auparavant. C'est normal. Les connaissances évoluent. On cherche toujours. On rencontre des gens qui vous amènent un autre point de vue.
Lost in translation 2
Dans un article de l'excellent Le Corps et sa parure, Gil Bartholeyns expliquait une histoire de cale liée à la fécondité masculine. Si vous suivez mes aventures, vous voyez de quoi je parle. C'est un raisonnement qui m'a paru très tarabiscoté, et m'a bien fait rire. En fouillant un peu, je suis tombée sur l'article d'origine (cité un peu plus loin dans l'article de Bartholeyns), dû au génial et regretté Michael Camille. Là, les arguments étaient d'une limpidité éclatante, malgré la langue différente. Ce qui paraissait exagéré dans l'article en français était présenté de manière imparable dans l'article original. Bref, on avait tout à gagner à remonter à la source de cette théorie.
photo éditeur |
Conclusion
Ces quelques cas, réels, sont là pour montrer la nécessité de ne pas se contenter d'un livre. Il faut jouer au saumon, et aussi croiser les sources. On peut avoir de mauvaises surprises : des sources manipulées (ça, je n'en ai pas parlé, je laisse ces personnes qui ne sont pas des chercheurs devant leurs responsabilités), des erreurs... La liste est longue, et je pense que tous les chercheurs ont leurs anecdotes.
Les sources textuelles sont celles qui nous amènent le plus d'information sur les noms de matière, leur usage, leur fréquence, leurs prix, leur commerce, etc. Les livres et articles permettent d'avoir des informations et des interprétations. Mais, il faut savoir les utiliser, et toujours garder un oeil critique. Dans un livre ou dans un article académique, on trouvera une bibliographie. Ce n'est pas là pour appuyer ou justifier un propos. C'est là pour que l'on puisse vérifier, aller plus loin. L'exemple de mon pauvre Burne-Jones est éloquent... Quand on vérifie, on tombe parfois de haut. La recherche c'est aussi cela. On trouve de nouvelles infos, ce qui change notre vision. Et on n'est pas infaillible. Heureusement. Il faut alors rectifier.
Et c'est pour cela qu'on amasse les livres. Et qu'on est bien parmi eux.
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