lundi 26 octobre 2020

COSTUME MEDIEVAL

UNE MAILLE A L'ENVERS, LA TETE A L'ENDROIT

METHODOLOGIE DE LA CHAUSSETTE

La chaussette 27.170.95 du Met, de l'autre côté, c'est pas mieux (photo Metropolitan Museum, NY)

Où on va essayer de gagner un niveau

Quand on fait un article sérieux, destiné à une publication académique, on est "invité" (euphémisme) à donner ses sources. La plus "première" possible. 

Dans le domaine du costume méd aller à la source permet de voir que le "satin" cité chez Joinville, c'est en fait un "samit" dans la version originale, mal traduit... Que la source de pomme d'ambre "laïque" de 1239  date d'un inventaire de reliques datant de 1329 (ah ben oui, les coquilles, ça existe)... Que les statues de Naumbourg ont été repeintes au XVIe siècle... Bref, on évite des boulettes désagréables et ça permet de remettre l'église au milieu du village. Et pour ça, faut pas avoir peur de traîner parmi les bouquins...

Ce n'est pas là pour faire du remplissage ou pour faire genre "j'ai trouvé cette info quelque part, je vous mets la référence, ça fait sérieux, mais surtout n'allez pas vérifier, vous risqueriez de remarquer que j'ai un peu triché. Merci."

Ca permet de voir s'il n'y a pas eu biais de confirmation, erreur de traduction, interprétation discutable (sans qu'il y ait un biais. Parfois, on peut juste pas trancher), restauration, etc.

Allez, on va s'attarder sur une petite étude de cas bien pratique, qui ne va pas aller jusqu'au bout (tout simplement parce que je n'ai pas accès aux archives concernées, et qu'aller à Oxford en ce moment, c'est pas si évident que ça...)

On peut pas aller à Oxford !!! Ouin ! (Coucou d'Exeter College)


Et on va partir de cette histoire de guêtres tricotées, mentionnées par Turnau 


voir ce génial article : https://parolesdarts.blogspot.com/2020/10/costume-medieval.html

 

 

 

 

 

Remontons aux sources, étape 1.

Rappel de l'épisode précédent

Les guêtres tricotées sont citées dans l'article suivant : 

"Knitting Craft in Europe from the Thirteenth to the Eighteenth Century", in The Bulletin of the Needle and Bobbin Club, Vol. 65 (1982), 20-42.

P. 1, Turnau parle des "hosiers" (les faiseurs de chausses), en ces termes :

""Hosiers" existed at least since 1328, they may have produced leggings sewn out of cloth, but knitted gaiters are mentioned in 1320." Et là, on a une note de bas de page.

(Les "hosiers" existaient depuis au moins 1328, ils devaient produire des chausses cousues à partir de drap, mais des guêtres tricotées sont mentionnées en 1320).

La note de bas de page renvoie à l'ouvrage suivant : C. Willet Cunnington, P. Cunnington et C. Beard, A Dictionnary of English Costume, Londres, 1960, pp. 260-261.


La publication originale datant de 1945. Bon, là, déjà, faut aller dans un autre bouquin. Normal, c'est le jeu avec les notes de bas de page. Mais... Vu l'avancée des recherches en costume médiéval, un ouvrage datant de 1945, même si on peut avoir de bonnes surprises, y a surtout des sourcils qui se dressent et des fronts qui se plissent.

Remontons aux sources, étape 2

Et il nous dit quoi, l'article "tricot" dans ce docte ouvrage ? 

Il dit ceci :


Je réécris la partie intéressante : As early as 1320 in an Oxford Inventory (authority : Thorold Rogers, History of Agricultural and Prices in England) are listed two pairs of "Caligne de Wyrsted" -knitted gaiters".

Ok... Donc, hop. On a une autre référence. 

Maintenant, le mot "caligne", je ne le trouve pas... Enfin si... Mais dans un texte catalan du XVIe. Il n'est pas dans le lexique de Manchester, tout comme "wyrsted".

Mais... Euh... Wyrsted... Ca ressemble quand même vachement à worsted, non ? A une vache près, justement... 

Et pour le plaisir, les différentes formes de worsted qu'on trouve dans le lexique de l'uni de Manchester : 

Alternate Forms: versett, virset, vorset, vursat, vyrset, warset, warstett, wasted, wersatt, werst, werstede, wirset, wirsset, wirsset, wirsted, wirstede, wirthested, wirthstede, wisserit, wisset, wolstede, wonostede, woorsett, worcested, worcested, worchestede, wordesteda, wordestede, wordhestede, wordstede, worsat, worestede, worse, worsel, worsested, worset, worsetis, worsett, worssett, worst, worstead, worstead, worsted, worstedes, worsteid, worstet, worstid, worstide, worstrete, wortested, Worthested, worthested, worthested, worthstedde, worthstede, worthstede, worthstedes, worzet, wosted, wostet, wourset, wrstede, wrtested, wrtestede, wulsted, wulstyde, wurdesteda, wurdesteða, wurhested, wursted, wurstede, wurstet, wurthestede, wurthstedde, wurthstede, wyrset.

Et la liste n'est visiblement pas complète...(et puis, j'ai pris que le sens principal, hein...)
Rappel le "Y" est en fait, à l'origine un "U". Du coup, wyrsted, ça irait bien dans la liste, non ? 

Vous voyez le nombre de termes qui apparaissent dans les textes anglais médiévaux pour désigner la même chose ? Et, il en manquerait un, mais, il irait bien avec le reste. 

(Faut quand même que je vous mette la source, avec la définition) : La source avec la définition que je dois mettre )

On progresse... l'histoire des guêtres tricotées, c'est déjà une interprétation de Cunnington. A partir de wyrsted, qui est très certainement une forme de worsted, c'est à dire un type de tissu de laine léger, qui s'effiloche très vite, qui est pénible à coudre, parce que ça s'effiloche... Et vous pourrez voir à quoi ça ressemble dans les articles sur mon costume 13e... 

Worsted n'est pas, en l'état actuel des connaissances, un synonyme de tricot. Du moins au Moyen Age...

Parce que maintenant... Worsted désigne un type de tissu et de la laine peignée (en pelote... Qu'on peut tricoter). Sens qui n'est pas pris en compte dans le lexique de Manchester.

Du coup, Turnau s'est, en toute bonne foi, basée sur une interprétation très certainement erronée faite dans un ouvrage général sur le costume (et dans la quasi totalité des cas, quand on a un ouvrage général sur le costume, ce qui concerne le Moyen Age fait peur). Ouvrage qui n'a tenu compte que du sens actuel de worsted.

Sans aller voir la source de départ, sinon, elle l'aurait mentionnée (j'espère). 

Hop. 

On repart !

Remontons aux sources, étape 3

En route vers  History of Agricultural and Prices in England de James E. Thorold Rogers, vol. II, 1259-1400, publié en 1866 à Oxford, Clarendon Press. Thorold Rogers étant prof d'économie dans cette charmante localité où j'ai beaucoup traîné... 

Plus de 700 pages. Donc, là...Cunnington... indiquer la page en question, eut été une précision des plus appréciables, surtout dans un bouquin qui énumère des prix... C'est d'un chiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiant ! (mais on trouve des perles parfois)

Rendez-vous page 588... 

(je suis trop gentille de vous faire ces copier-coller quand même)

Déjà, on a 2 mentions... en 1320 et en 1321. La 1320, on peut douter que le wrystede (ah ben tiens, une nouvelle version) concerne les caligae. Pour 1321, pas de doute...

caligae de wyrstede (ah mais... Encore une autre version !)

NYAPA DE Caligne de Wyrsted


Cunnington a carrément introduit de nouvelles façons d'écrire. 

Caligae, c'est pas caligne... et ça veut dire... chausses (en latin médiéval, pas chez les Romains). 

Ne pas confondre Caligae de Wyrstede avec Caligula de Worcester (photo Worcester Art Museum)
Adieu guêtres. Et pour le reste, ben, on peut ajouter à la liste des 1000 et 1 manières d'écrire worsted.

Adieu tricot aussi. 

La probabilité pour que ce soient des chausses en laine légère qui s'effiloche facilement est quand même vachement élevée. Même si on doit garder dans un coin de la tête le sens actuel de worsted... Qui est un sens actuel. (Non pris en compte non plus dans le Encyclopedia of Medieval Dress and Textiles of the British Isles)

Pour bien faire, faudrait aller vérifier dans les comptes de Merton College à Oxford pour découvrir la forme originale (et sûrement d'autres, parce que Thorold Rogers, il a dit qu'il avait pas mis toutes les chausses, y en avait trop -chausses blanches et chausses de blanchet... Comme les gants d'ailleurs, gants de laine ? et là... tricot, naalbinding, taillés et cousus ? Joie ! On trouve une réponse à une question, et on a de nouvelles questions !).

Conclusion 1 :

En jouant au saumon de la Tamise (oui, bon, du côté d'Oxford, ce sont surtout des truites, mais on va pas chipoter. Vous en connaissez beaucoup des truites qui remontent à la source ?), on a vu qu'il y a une autrice qui trouve une info dans un bouquin et la prend pour argent comptant. Or, l'info était une interprétation et comportait des erreurs, ce qui se vérifie si on se réfère à l'ouvrage qui a collecté les infos.

Il manque la phase la plus délicate : aller vérifier le manuscrit médiéval original. On peut juste espérer que le prof d'économie a bien fait son boulot de retranscription.

Ce qui n'est pas toujours le cas. Je rappelle que la bio de Penelope Fitzgerald sur Burne-Jones est un ramassis d'erreurs de retranscription qui pourrissent la recherche sur BJ depuis plus de 40 ans. Parce que les rectifications ne sont pas faites...

Conclusion 2 :

Pour les guêtres tricotées, vaut mieux laisser tomber. Et pour les chausses tricotées, on en reste à nos 2 exemples royaux, fin XIVe. 

On peut soupçonner qu'Irena Turnau se soit laissé emporter par la première mention, tout heureuse de cette découverte. 

Bref, elle avait trouvé confirmation de la présence de truc qu'on se met sur les jambes fait en tricot en 1320. Et elle s'en est contentée.

Ca s'appelle comment ce biais ?

Ce genre de mésaventure peut arriver à tout le monde. Surtout si on n'a pas accès à la source la plus ancienne (ce qui est mon cas aussi... Vu que Merton College n'a jamais été mon adresse). C'est pour cela qu'il faut accepter l'erreur, et faire les vérifications nécessaires, aussi poussées que possible. 

Longue vie aux notes de bas de page !




samedi 24 octobre 2020

COSTUME MEDIEVAL

UNE MAILLE A L'ENDROIT, LA TETE A L'ENVERS

DU TRICOT AU MOYEN AGE

Chaussette en laine (pas très propre) trouvée à Fustat en Egypte. New York, Metropolitan Museum. Qui ne se mouille pas trop pour la date. (photo Met)

Parmi les innombrables activités liées aux textiles, fils, aiguilles, etc. durant la période médiévale, on parle peu du tricot. 

Le naalbinding (tricot à une aiguille avec un fil de taille réduite), ça va, on y revient régulièrement. Entre la chaussette égyptienne antique, les différents bidules scandinaves, c'est un sujet assez populaire. Mais peut-être à manipuler avec précautions quand même.

Egyptian Quality, vers 250-420, Victoria and Albert Museum, Londres. Chaussettes en laine à porter avec sandales. L'origine de la Deutsche Qualität ? (photo V&A)

En revanche, dès qu'on augmente à peine le nombre des trucs plus ou moins pointus associés à un fil qui peut ne jamais finir, avec lesquels on peut fabriquer des vêtements divers et variés, ça devient un tantinet plus compliqué, et même, limite, ça tourne à la foire d'empoigne.  

Autant le dire tout de suite, je ne suis pas la reine du tricot. Mon expérience en ce domaine se limite à la manique faite à l'école primaire pour la fête des mères... Et... Euh... Bon, déjà, ça m'a pris la tête de faire ce simple objet, et en plus, il était vraiment très moche. Et puis, j'étais tellement motivée qu'il était à la taille de ma main, âge 9 ans. C'était fini plus vite, mais bon, comme manique pour une main d'adulte, c'était pas l'idéal. (Mais les mamans savent très bien s'émerveiller devant les magnifiques cadeaux faits avec amour, même si c'est moche et raté... et fait parce que la maîtresse, elle était derrière et qu'elle mettait la pression, et que si on faisait pas on avait une punition.)

J'aurais pu persévérer... Mais, pas envie. Naimepaltrico.

Ceci n'empêche cependant pas de s'intéresser à la question.  

Le célèbre gros bouquin vert

Au niveau études, la plus célèbre est, comment dire ?... Il s'agit de l'article d'Irena Turnau, "The Diffusion of Knitting in Medieval Europe", in Cloth and Clothing in Medieval Europe, Essays in Memory of Professor E. M. Carus-Wilson, ed. N. B. Harte & K. G. Ponting, Pasold Studies in Textile History 2, Londres (et plein d'autres villes, et c'est pas bien de pas les citer, mais même avec cette parenthèse, je gagne de la place, c'est vous dire), Heinemann Educational Books, 1984, 368-389, dit aussi "le gros bouquin vert avec plein d'articles vachement bien dedans, tu vois lequel ? Oui, il commence à dater un peu, mais voilà, plein de sujets n'ont pas été vraiment revus depuis..."

Pourquoi l'appelle-t-on le gros bouquin vert ? Mystère.

Ce qui est un excellent résumé de la situation (c'est aussi dans le gros bouquin vert qu'on parle du haberget, par exemple. Le bouquin est devenu hors de prix cette année. Le gag habituel). Irena Turnau a aussi écrit d'autres articles sur la question, dont un paru dans The Bulletin of the Needle and Bobbin Club, en 1982, qui est ma foi aussi fort utile, et qui traite du tricot du XIIIe au XVIIIe siècle. 500 ans, en 23 pages, dont 9 de texte, le reste étant occupé par des notes et des illustrations (Je vous laisse deviner la place dédiée au tricot méd là dedans). On a aussi quelques pages dans son livre History of Knitting before mass-production. Il date de 1991, dans son édition en anglais. Je crois que l'original (en polonais) date de 1979.
Mais les travaux de Turnau sont remis en cause... Le travail de repérage des pièces est admirable... Mais les analyses et conclusions très discutables. Elle évoque souvent le crochet. Qui n'apparaît qu'au XIXe siècle. 

C'est un peu gênant. Y a de quoi y perdre son latin.


Il y a un autre bouquin, de Richard Rutt, A History of Hand Knitting (Londres, 1987). A peine plus récent. (Oui, les évêques écrivent des livres sur le tricot...)

Bref, on a des articles de référence, qui posent quand même bien le problème. Qui évoquent le naalbinding, et les tricots à plusieurs aiguilles. Des articles qui sont peu critiqués parce que... Ben, des spécialistes du tricot médiéval, c'est rare. Et c'est comme ça que les datations, les raisonnements sont repris, de bonne foi, par des gens s'occupant certes de textiles, mais pas forcément passionnés par la maille à l'envers et à l'endroit. 

Ce qui est bien gênant (oui, je me répète). 

On a aussi de la matière dans Encyclopedia of Medieval Dress and Textiles of the British Isles, avec un bel article sur le tricot. 

Des nouvelles sources ?

Coup de bol, on a une nouvelle génération. 

Déjà, on a Perline qui se pose plein de questions intéressantes sur le sujet. 

Et on a aussi Geeske Kruseman, que j'avais rencontrée à Leeds en 2016, et avec laquelle j'ai eu de petites discussions sur la question. Je vous conseille de lire ses publications qu'on peut trouver sur Academia. Son article sur le naalbinding n'est pas traduit en anglais ou en français... Mais... google trad peut faire des miracles, ou presque. (Sinon, si vous parlez le néerlandais couramment, ça ira)

Je vais essayer de vous résumer tout ça, en essayant de ne pas trahir les propos de Geeske. Et de voir ce qui se trouve ailleurs. On va détricoter les infos. 

Tout ça pour rien...

Déjà, on a un réel problème quant à l'arrivée du tricot à plusieurs aiguilles. L'étude de Turnau est la référence. Mais, il est possible qu'elle se soit trompée (sinon, c'est pas drôle). Ne serait-ce que pour les fameuses chaussettes égyptiennes, arabes, indiennes-retrouvées-en-Egypte-on-sait-pas-trop (les chaussettes de Fustat, quoi). Peut-être que la date avancée (début XIIe) n'est pas bonne. Elle reprend en fait une datation proposée pour la plus célèbre des chaussettes par le Textile Museum de Washington en 1954. Or, là, il se pourrait qu'elles soient beaucoup plus tardives, ces chaussettes... Le Met date les siennes, sales, XIIe-XIIIe maintenant. Pour Washington, ils ne se mouillent plus (mais au moins, leurs chaussettes sont propres). "Islamic". Débrouillez-vous avec. 

On sait pas la daaaaaateuh ! Quelque part entre le 12e et le 13e... Mais c'est peut-être du 14e, si ça se trouve (et c'est toujours aussi pas propre) (photo Met)

 Ca commence bien...

Or, tout le monde se base là dessus, ce qui, forcément, crée un bel effet domino. 

Ensuite, autre problème... C'est que certains points réalisés avec plusieurs aiguilles ressemblent à certains points réalisés avec une seule aiguille. Et le seul moyen de savoir... C'est de défaire. Ethiquement difficilement acceptable, puisque cela conduit à la destruction d'une bonne partie de la pièce archéo. Déjà qu'on n'en a pas tant que ça... Ben, on n'ose pas trop y toucher... Et, histoire de bien emmêler tout ça, on met une couche de sprang là dessus.

En prime, les objets sont dans une vitrine... Et pas toujours sortables. On pourrait les étudier au microscope... On pourrait, mais on peut pas trop, et même là, les confusions sont possibles.

Tricot européen chic

Et en Europe occidentale ? Ben, on en a en Espagne, au XIIIe siècle, considérés comme de l'influence arabe (normal à Las Huelgas). C'est de la soie. C'est à Fernando de la Cerda, donc enterré, avec lui, en 1275. Et on en a quelques autres ensuite. Attention, on a un autre coussin chez Fernando qui lui est brodé de façon à imiter le tricot... Sont-ils joueurs ?

Coussin de Fernando... Brodé... Qui imite le tricot. Comme si c'était déjà pas assez compliqué comme ça ? (photo patrimonio nacional)

Et sinon, on a du gant épiscopal, tricoté aussi, d'après Turnau... Datant toujours du XIIIe, essentiellement en soie, principalement blanche (autres couleurs exceptionnellement possibles, selon les besoins liturgiques), parfois en lin. A vrai dire, y en a des flopées, des gants tricotés dans les églises (22 paires à Cluny en 1382), et réalisés avec amour dans les couvents, toujours d'après Turnau, mais elle n'a aucune preuve, et la recherche actuelle remet cette hypothèse en cause. Ces objets sont souvent considérés, par les musées, comme d'origine espagnole (ben oui, là, on sait qu'on en faisait), mais il se pourrait que ces identifications soient plus que discutables, d'après Geeske... ("Origine inconnue", ça le fait pas trop, il paraît... Mais quand on sait pas, ben... on sait pas... on le dit. On n'invente pas. Du coup, le "Islamic" de Washington, il est très appréciable.)

Bulle papale, in English, Papal Bull... source de l'image
 Des bulles papales des XIe et XIIe siècles indiquent que les gants épiscopaux doivent être "tricotés"... Comme ça, ça épouse bien la forme de la main. On en a un qui serait fait en naalbinding. Et c'est le plus ancien, qui date du XIIe...

Et là... le gag... Ils ne sont pas si tricotés que ça, ces gants. Ils relèvent plus de la technique du sprang (sorte de filet, pour simplifier). D'après Geeske, les tricots ne dérivent pas du naalbinding, mais de techniques plus proches du filet (là, Perline saurait mieux voir la chose). Ceci dit, les articles parus avant ceux de Geeske considèrent la filiation naalbinding, et non sprang (tout en notant qu'on peut les confondre). Et là, on a une petite révolution à ce sujet... Les premiers gants épiscopaux, retrouvés, dont on est sûrs qu'ils sont tricotés avec plusieurs aiguilles et dont on est sûr de la date datent de avant 1529.

gants tricotés de François d'Estaing, Rodez, musée Fenaille, enterrés en 1529.
Pour les précédents, peut-être que... Mais on ne peut pas vérifier. Mais on a bien du sprang identifié, en France, XIIIe. Il y a cependant de grandes chance que des gants provenant de Prague et de Toulouse, datant du XIVe et du XVe siècle soient tricotés. 

Gants tricotés, dits de St Rémy, Basilique St Sernin, Toulouse. Datés traditionnellement du XIIIe siècles, ils pourraient être du milieu XVe. (photo © Jean-François Peiré) source  
 Mais... La date exacte est difficile à établir. Et de toute manière, ils datent d'après le coussin, selon les dernières recherches. D'autres gants, antérieurs, prétendument tricotés, selon Turnau, se sont révélés être d'autres techniques.

Ben il semblerait quand même que l'objet tricoté le plus ancien qu'on ait en stock reste le coussin de Fernando... Les gants précédents, ce n'est pas la même technique.

Il n'y a que maille qui m'aille

Même pas désolée. J'allais pas la laisser passer.

Allez, on arrête la migraine, ou pas. On a du soupçon, en Europe, à partir de mi XIIIe. Bon, là, ça va, on sort de nos habituels contextes religieux et funéraires. 

Pour les Anglais, on a des bonnetiers, avant 1268... On y tient, à ce qu'on met sur la tête. On en a à York dès 1243. Mais de là à savoir si c'est tricoté, c'est une autre histoire, parce que la mention "tricoteur de bonnet" (capknytter), c'est 1422. En 1300, c'est surtout du feutre (mais attention, il y a feutre et feutre). Plus tard, le tricot sera surtout une affaire de faiseurs de chausses (mais hors Moyen Age, alors on s'en fiche).

On s'applique

Et à partir de 1268, ça se diffuse un peu partout. Si l'on en croit Turnau. Et l'on tombe sur notre cher Etienne Boileau. Boileau ne mentionne pas spécifiquement le tricot, mais on retrouve, dans les modifications, des mentions à des "traisses", du foulage... Attention, tricoter des gants et des bonnets pour le commun des mortels, ce qui est cité, ensemble, chez Boileau, c'est pas du prestige... Et on travaille la laine, mais aussi le coton. En outre, il est question, en tout cas pour le coton, de fil... Il est interdit de le filer au "touret", comprendre à la roue à filer. Ce qui veut dire que ces chapeaux sont faits avec du fil... De là, on peut envisager, effectivement, qu'on utilise une, ou plusieurs aiguilles (je vous dis pas, en passant, tout ce que ça peut cogiter au sujet du mot "touret" qu'on voit apparaître deci-delà dans des inventaires...). Quand on additionne toutes les infos, ça devient de plus en plus confus. Ce qui explique les incertitudes, et les contradictions, des spécialistes. Néanmoins, le XIVe amène d'autres informations intéressantes et des pièces archéos, qu'on ne peut pas dater avec précision (manquerait plus que ce soit fastoche).

On a un beau bonnet tricoté en byssus retrouvé à Saint-Denis. Le byssus, ça reste du prestige. Forme simple, demi-sphère. La forme est typique du bonnet tricoté du XIVe siècle, quelle que soit la matière.

Musée archéologique de Saint-Denis
Le bonnet, c'est une valeur sûre, et je vous renvoie à l'article de Geeske, dispo sur Academia, Erasmus' Bonnet, écrit en collaboration avec Isis Sturtewagen (vous savez que le monde des chercheurs en costume méd est pitipitipiti ?) et Jane Malcolm-Davis.

Et devinez quoi ? Sur la fin du Moyen Âge, on a plein de bonnets tricotés. Qui sont aussi foulés et feutrés. Et ça a l'air de commencer déjà fin XIIIe. Le foulage leur donne un aspect plus rigide, qu'on va retrouver par exemple au XVe dans les fameux bonnets hyper hauts à la mode à la cour de Bourgogne et dans les Flandres. On a tendance à les imaginer fait de laine cousue, ou de feutre... Ben, il semble que non. Ce serait du tricot feutré (nuance !)... Et ça se bouscule.

En tout cas, on a des sources (c'est le cas de le dire) d'utilisation de moulin à eau par les chapeliers anglais, fin XIVe. On fait dans le feutré. Mais le moulin a eau, c'est pas top pour la qualité, donc, fin XVe, hop, interdit formellement.

Le hic, c'est qu'il est difficile de savoir avec précision les dates d'arrivées des nouveaux objets, et leur fréquence. On a des indices. Et beaucoup de questions. 

C'est autour de 1500...
On n'a pas que des bonnets. Les fouilles de Londres nous ont laissé aussi une moufle d'enfant, et un maillot de corps, qui sont datés autour de... 1500. On considère que les objets tricotés restent bon marché (si on fait abstraction des gants épiscopaux et autres objets en soie, évidemment... Oui, parce que... la noblesse aussi aimerait bien les gants tricotés.)

Pareil, mais en plus flou.

Oh ! Des images

Merci le XIVe. On a des représentations de Marie qui tricote... Avec plein d'aiguilles ! Quel bonheur que la peinture siennoise, qui nous donne plein de détails. Et comme en prime les artistes ont un petit peu disparu de la circulation avec la Peste Noire, ça permet de dater dans la première moitié du siècle. Et ça continue au XVe. Marie fait des vêtements pour son fils, et les images sont de plus en plus courantes. 

La plus ancienne représentation se retrouve dans le blog d'Isis, c'est un Lorenzetti : Direction le blog d'Isis

On a par la suite d'autres représentations, qui confirment que le tricot avec plusieurs aiguilles, ça a du succès fin Moyen Age, y compris pour habiller le petit Jésus.  

Maître Bertram (1345-1415), Retable de Buxtehude, Madone au tricot, après 1390, Kunsthalle, Hambourg. Jésus attend sagement sa nouvelle tunique (on note au passage les laines de différentes couleurs utilisées pour le tricot, uni...) (photo wikipedia)

Le tricot c'est élastique, ou pas...

Ce serait top pour les chausses. Question de bon sens.

Bon, ben, on devrait plutôt oublier pour le Moyen Age. Il y a des mentions de guêtres (si tant est que le terme gaiters correspondait bien à ce qu'on entend aujourd'hui par "guêtres" et si c'est bien le terme utilisé dans le texte médiéval et non une extrapolation du traducteur) tricotées en 1320. Mais rien de plus (cité par Turnau. Source à vérifier. Le lexique textile de Manchester ne comporte pas le terme "gaiters"). En Angleterre, les fabricants de chausses coupent et cousent. Ils ne tricotent pas. La chausse tricotée, c'est plus un truc de la Renaissance... La qualité des laines tricotées médiévales, presque toujours foulées, est différente de nos tricots actuels. Forcément, pour les chausses, c'est beaucoup de travail pour un résultat inconfortable. Les objets tricotés en laine non foulés, ça reste du petit... gants, habits de bébés. C'est trop délicat pour des chausses. 

Donc, l'argument tricot = élasticité = c'est bon pour les chausses... Ce n'est pas forcément logique.

Euh... Si, sinon, c'est pas drôle
Sauf que voilà, le roi Henry IV (le leur, pas le nôtre), il aurait eu des chausses tricotées en laine... Fin XIVe-début XVe. Mais, j'ai pas réussi à consulter la source. C'est un livre relativement ancien (1932). Ce serait à voir. C'est toujours chez Turnau.

Il y a cette source anglaise (ça reste le roi, aussi...) et une française (et c'est du royal, 1387, je vais y revenir). Des mentions, aussi en Espagne. Mais pour Barcelone, ça viendrait d'un livre qui ne contient pas de notes (et alors, on vérifie comment ? C'est quoi la source ? J'ai bien une mention de calces d'agulla sur Barcelone, mais on est début XVIe). 

Et, est-ce que ces mentions d'objets faits à l'aiguille, de chausses d'aiguille, renvoient bien à un tricot ? En tout cas, on est dans les comptes du roi de France, et ces chausses à l'aiguille valent plus cher que de la chausse semellée. Et, si on a plein de chausses faites dans du tissu, les chausses à l'aiguille, elles ne sont achetées qu'une seule fois, et il est bien précisé que c'est pour le roi. On peut envisager que ça ne court pas les rues. Ah, et l'achat de ces chausses à l'aiguille, il est au milieu d'un tas de chapeaux. Ce ne seraient pas les mêmes artisans ? Même qu'en France, c'est classé en bonneterie. 

Pfffff... le casse-tête ! Vu le flou, on ne peut que se rabattre sur les pièces archéos et les infos précises.

On récapitule la chronologie des tricots, quand on est sûr de la date (ça élimine Prague et Toulouse, trop la loose), en tenant compte que les objets funéraires, ça peut avoir été faits un peu avant (mais rarement après) :

Occident

1er coussin : Fernando. 1275

Production de tricot dans toute l'Europe : 1375

Chausses : 1475 (hors exceptions royales)

Gants : 1529 (mais... Quelques exemples à datation très incertaine avant, on va dire 14e)

 

Il y a en tout cas des questions. Les hypothèses de Turnau semblent se révéler inexactes pour beaucoup d'entre elles. La question de la datation des chaussettes de Fustat est réelle, puisqu'on est passé d'un début XIIe à XIIe-XIIIe... Voire encore plus tard... Le musée de Washington ne met même plus de date...  

Date ? Euh... Islamique ?

(Et sinon, on parle du morceau tricoté considéré comme d'origine orientale trouvé dans une tombe scandinave en 1926, daté environ Xe siècle, et qui n'a jamais été publié ? Mais bon, c'est de l'importation, et non, le Viking tricoteur, on n'a aucune source ! Et puis, comme c'est pas du publié, on fait quoi ? Et puis, qui l'a vue cette pièce, d'abord ?)

Mal la tête...