lundi 26 octobre 2020

COSTUME MEDIEVAL

UNE MAILLE A L'ENVERS, LA TETE A L'ENDROIT

METHODOLOGIE DE LA CHAUSSETTE

La chaussette 27.170.95 du Met, de l'autre côté, c'est pas mieux (photo Metropolitan Museum, NY)

Où on va essayer de gagner un niveau

Quand on fait un article sérieux, destiné à une publication académique, on est "invité" (euphémisme) à donner ses sources. La plus "première" possible. 

Dans le domaine du costume méd aller à la source permet de voir que le "satin" cité chez Joinville, c'est en fait un "samit" dans la version originale, mal traduit... Que la source de pomme d'ambre "laïque" de 1239  date d'un inventaire de reliques datant de 1329 (ah ben oui, les coquilles, ça existe)... Que les statues de Naumbourg ont été repeintes au XVIe siècle... Bref, on évite des boulettes désagréables et ça permet de remettre l'église au milieu du village. Et pour ça, faut pas avoir peur de traîner parmi les bouquins...

Ce n'est pas là pour faire du remplissage ou pour faire genre "j'ai trouvé cette info quelque part, je vous mets la référence, ça fait sérieux, mais surtout n'allez pas vérifier, vous risqueriez de remarquer que j'ai un peu triché. Merci."

Ca permet de voir s'il n'y a pas eu biais de confirmation, erreur de traduction, interprétation discutable (sans qu'il y ait un biais. Parfois, on peut juste pas trancher), restauration, etc.

Allez, on va s'attarder sur une petite étude de cas bien pratique, qui ne va pas aller jusqu'au bout (tout simplement parce que je n'ai pas accès aux archives concernées, et qu'aller à Oxford en ce moment, c'est pas si évident que ça...)

On peut pas aller à Oxford !!! Ouin ! (Coucou d'Exeter College)


Et on va partir de cette histoire de guêtres tricotées, mentionnées par Turnau 


voir ce génial article : https://parolesdarts.blogspot.com/2020/10/costume-medieval.html

 

 

 

 

 

Remontons aux sources, étape 1.

Rappel de l'épisode précédent

Les guêtres tricotées sont citées dans l'article suivant : 

"Knitting Craft in Europe from the Thirteenth to the Eighteenth Century", in The Bulletin of the Needle and Bobbin Club, Vol. 65 (1982), 20-42.

P. 1, Turnau parle des "hosiers" (les faiseurs de chausses), en ces termes :

""Hosiers" existed at least since 1328, they may have produced leggings sewn out of cloth, but knitted gaiters are mentioned in 1320." Et là, on a une note de bas de page.

(Les "hosiers" existaient depuis au moins 1328, ils devaient produire des chausses cousues à partir de drap, mais des guêtres tricotées sont mentionnées en 1320).

La note de bas de page renvoie à l'ouvrage suivant : C. Willet Cunnington, P. Cunnington et C. Beard, A Dictionnary of English Costume, Londres, 1960, pp. 260-261.


La publication originale datant de 1945. Bon, là, déjà, faut aller dans un autre bouquin. Normal, c'est le jeu avec les notes de bas de page. Mais... Vu l'avancée des recherches en costume médiéval, un ouvrage datant de 1945, même si on peut avoir de bonnes surprises, y a surtout des sourcils qui se dressent et des fronts qui se plissent.

Remontons aux sources, étape 2

Et il nous dit quoi, l'article "tricot" dans ce docte ouvrage ? 

Il dit ceci :


Je réécris la partie intéressante : As early as 1320 in an Oxford Inventory (authority : Thorold Rogers, History of Agricultural and Prices in England) are listed two pairs of "Caligne de Wyrsted" -knitted gaiters".

Ok... Donc, hop. On a une autre référence. 

Maintenant, le mot "caligne", je ne le trouve pas... Enfin si... Mais dans un texte catalan du XVIe. Il n'est pas dans le lexique de Manchester, tout comme "wyrsted".

Mais... Euh... Wyrsted... Ca ressemble quand même vachement à worsted, non ? A une vache près, justement... 

Et pour le plaisir, les différentes formes de worsted qu'on trouve dans le lexique de l'uni de Manchester : 

Alternate Forms: versett, virset, vorset, vursat, vyrset, warset, warstett, wasted, wersatt, werst, werstede, wirset, wirsset, wirsset, wirsted, wirstede, wirthested, wirthstede, wisserit, wisset, wolstede, wonostede, woorsett, worcested, worcested, worchestede, wordesteda, wordestede, wordhestede, wordstede, worsat, worestede, worse, worsel, worsested, worset, worsetis, worsett, worssett, worst, worstead, worstead, worsted, worstedes, worsteid, worstet, worstid, worstide, worstrete, wortested, Worthested, worthested, worthested, worthstedde, worthstede, worthstede, worthstedes, worzet, wosted, wostet, wourset, wrstede, wrtested, wrtestede, wulsted, wulstyde, wurdesteda, wurdesteða, wurhested, wursted, wurstede, wurstet, wurthestede, wurthstedde, wurthstede, wyrset.

Et la liste n'est visiblement pas complète...(et puis, j'ai pris que le sens principal, hein...)
Rappel le "Y" est en fait, à l'origine un "U". Du coup, wyrsted, ça irait bien dans la liste, non ? 

Vous voyez le nombre de termes qui apparaissent dans les textes anglais médiévaux pour désigner la même chose ? Et, il en manquerait un, mais, il irait bien avec le reste. 

(Faut quand même que je vous mette la source, avec la définition) : La source avec la définition que je dois mettre )

On progresse... l'histoire des guêtres tricotées, c'est déjà une interprétation de Cunnington. A partir de wyrsted, qui est très certainement une forme de worsted, c'est à dire un type de tissu de laine léger, qui s'effiloche très vite, qui est pénible à coudre, parce que ça s'effiloche... Et vous pourrez voir à quoi ça ressemble dans les articles sur mon costume 13e... 

Worsted n'est pas, en l'état actuel des connaissances, un synonyme de tricot. Du moins au Moyen Age...

Parce que maintenant... Worsted désigne un type de tissu et de la laine peignée (en pelote... Qu'on peut tricoter). Sens qui n'est pas pris en compte dans le lexique de Manchester.

Du coup, Turnau s'est, en toute bonne foi, basée sur une interprétation très certainement erronée faite dans un ouvrage général sur le costume (et dans la quasi totalité des cas, quand on a un ouvrage général sur le costume, ce qui concerne le Moyen Age fait peur). Ouvrage qui n'a tenu compte que du sens actuel de worsted.

Sans aller voir la source de départ, sinon, elle l'aurait mentionnée (j'espère). 

Hop. 

On repart !

Remontons aux sources, étape 3

En route vers  History of Agricultural and Prices in England de James E. Thorold Rogers, vol. II, 1259-1400, publié en 1866 à Oxford, Clarendon Press. Thorold Rogers étant prof d'économie dans cette charmante localité où j'ai beaucoup traîné... 

Plus de 700 pages. Donc, là...Cunnington... indiquer la page en question, eut été une précision des plus appréciables, surtout dans un bouquin qui énumère des prix... C'est d'un chiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiant ! (mais on trouve des perles parfois)

Rendez-vous page 588... 

(je suis trop gentille de vous faire ces copier-coller quand même)

Déjà, on a 2 mentions... en 1320 et en 1321. La 1320, on peut douter que le wrystede (ah ben tiens, une nouvelle version) concerne les caligae. Pour 1321, pas de doute...

caligae de wyrstede (ah mais... Encore une autre version !)

NYAPA DE Caligne de Wyrsted


Cunnington a carrément introduit de nouvelles façons d'écrire. 

Caligae, c'est pas caligne... et ça veut dire... chausses (en latin médiéval, pas chez les Romains). 

Ne pas confondre Caligae de Wyrstede avec Caligula de Worcester (photo Worcester Art Museum)
Adieu guêtres. Et pour le reste, ben, on peut ajouter à la liste des 1000 et 1 manières d'écrire worsted.

Adieu tricot aussi. 

La probabilité pour que ce soient des chausses en laine légère qui s'effiloche facilement est quand même vachement élevée. Même si on doit garder dans un coin de la tête le sens actuel de worsted... Qui est un sens actuel. (Non pris en compte non plus dans le Encyclopedia of Medieval Dress and Textiles of the British Isles)

Pour bien faire, faudrait aller vérifier dans les comptes de Merton College à Oxford pour découvrir la forme originale (et sûrement d'autres, parce que Thorold Rogers, il a dit qu'il avait pas mis toutes les chausses, y en avait trop -chausses blanches et chausses de blanchet... Comme les gants d'ailleurs, gants de laine ? et là... tricot, naalbinding, taillés et cousus ? Joie ! On trouve une réponse à une question, et on a de nouvelles questions !).

Conclusion 1 :

En jouant au saumon de la Tamise (oui, bon, du côté d'Oxford, ce sont surtout des truites, mais on va pas chipoter. Vous en connaissez beaucoup des truites qui remontent à la source ?), on a vu qu'il y a une autrice qui trouve une info dans un bouquin et la prend pour argent comptant. Or, l'info était une interprétation et comportait des erreurs, ce qui se vérifie si on se réfère à l'ouvrage qui a collecté les infos.

Il manque la phase la plus délicate : aller vérifier le manuscrit médiéval original. On peut juste espérer que le prof d'économie a bien fait son boulot de retranscription.

Ce qui n'est pas toujours le cas. Je rappelle que la bio de Penelope Fitzgerald sur Burne-Jones est un ramassis d'erreurs de retranscription qui pourrissent la recherche sur BJ depuis plus de 40 ans. Parce que les rectifications ne sont pas faites...

Conclusion 2 :

Pour les guêtres tricotées, vaut mieux laisser tomber. Et pour les chausses tricotées, on en reste à nos 2 exemples royaux, fin XIVe. 

On peut soupçonner qu'Irena Turnau se soit laissé emporter par la première mention, tout heureuse de cette découverte. 

Bref, elle avait trouvé confirmation de la présence de truc qu'on se met sur les jambes fait en tricot en 1320. Et elle s'en est contentée.

Ca s'appelle comment ce biais ?

Ce genre de mésaventure peut arriver à tout le monde. Surtout si on n'a pas accès à la source la plus ancienne (ce qui est mon cas aussi... Vu que Merton College n'a jamais été mon adresse). C'est pour cela qu'il faut accepter l'erreur, et faire les vérifications nécessaires, aussi poussées que possible. 

Longue vie aux notes de bas de page !




2 commentaires:

  1. Je n'ai jamais autant ri et appris en lisant un article sur les chaussettes...😉
    On a le droit de vous pu lire sur fb?

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    1. Merci beaucoup ;) Vous pouvez évidemment publier sur FB ;)

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