jeudi 26 mars 2020

ICONOGRAPHIE

DITES LE AVEC DES FLEURS
Deux lectures d'une oeuvre...


C'est bien beau tout ça, mais... Fichtre diantre, j'cause peut-être un peu beaucoup trop de médiéval pour quelqu'un qui a fait sa spécialisation sur le XIXe siècle. On me le rappelle souvent, que je suis XIXémiste...

Alors, puisque c'est comme ça, on va parler aujourd'hui de mon sujet de maîtrise, DEA, thèse, environ 15 ans de vie commune, j'ai nommé, le seul, l'unique, le vrai...
NED JONES
Coll. Privée (pas la mienne)

Edward Jones
Spécialiste en tableaux pas finis


Sir Edward Burne-Jones (1833-1898), parce que ça fait plus classe, qu'ajouter son 2e prénom comme première partie du nom de famille, ça permet de se distinguer de tous les Jones d'origine galloise (même si on ne manque pas de Jones notables, surtout en médiéval... N'est ce pas Sir Bedevere ?), et le Sir, c'est pour faire plaisir au fiston, mais ça n'a pas fait plaisir à William Morris, le grand pote (enfin, il était plus petit que Ned, mais ça reste son grand pote).
Burne-Jones et Morris... Partenaires artistiques à vie. Tout ça à cause de cathédrales gothiques. On ne parle jamais assez des méfaits des cathédrales gothiques sur l'esprit de jeunes gens sains. L'abus de cathédrale gothique peut mener à l'adoration de l'art médiéval. Méfiez-vous, vous qui pouvez encore être sauvés !

Donc, travailler sur Burne-Jones, c'est rigolo. Pourquoi ?
Parce que quand vous n'arrivez pas à choisir entre votre amour inconsidéré pour un certain Florentin, pour celui sans mesure pour un Vénitien, et puis votre passion pour le beau-frère du dit Vénitien (on ne remercie pas arte pour le docu complètement pourri sorti sur eux. Honteux et minable !), et puis... Ah ! Les merveilles de l'Egypte... Oh, tiens, un petit Michel Ange qui passe... Et puis... Oh purée ! Qu'est ce que j'aime l'art médiéval...
Mais sur koaaaaa je vais faire mes recherches ? Va falloir abandonner quelque chose ! Mais je veux pas moaaaaaa ! Pourkoaaaaaaaaaaaaaaaa ????
L'angoisse et le désespoir, ça vaut partout !

Et c'est là qu'il apparaît, sur son cheval blanc. Sir Launcelot, Sir Arthur... (oui, son majordome le surnommait ainsi, en faisant semblant de se planter)...
Détail de The Last Sleep of Arthur in Avalon, inachevé, Museo de Arte, Ponce, Porto Rico. De 1. Qu'est ce que ce tableau fiche là bas. De 2. C'est un autoportrait. De 3. Ned a poussé l'identification à mourir dans cette position, il paraît. Comme si ça lui avait pas suffi de bosser sur le tableau le jour de sa mort... Et on s'étonne des blagues du majordome...

Ned.  
(je vous la fais sans licornes, paillettes, coeurs clignotants et arcs-en-ciel, mais c'est l'idée)
Ben, il aime tout ça. Et il connait tout ça. Et du coup... Ben, en bossant sur les références de Ned, on va pouvoir causer de tout ça ! Et ça, ça s'appelle... Reculer pour mieux sauter ! (de plusieurs années).

Je vais la faire courte. Sans le Moyen Âge, il n'y a pas de Burne-Jones (il faut d'autres trucs pour que la mayonnaise prenne, mais le Moyen Âge, c'est l'ingrédient de base). Je continue encore et encore à découvrir des sources méd dans son oeuvre et à m'émerveiller de la manière dont il a su les assimiler, une fois qu'il a acquis son style propre, et, surtout, dont il les a comprises. Bon, le gars avait une bibliothèque de malade, il pouvait profiter aussi de celle de William Morris (dont des manuscrits enluminés)... C'était un cercle d'amoureux et d'amateurs éclairés du Moyen Âge, et aussi de sommités sur la question (y aurait des liens forts avec la Bible de Maciejowski que ce serait pas surprenant). De vrais érudits, avec les connaissances de l'époque (ce qui sous-entend l'étude poussée de Viollet-Le-Duc, mais, bon...). Et puis, il était loin d'être crétin, et il aimait les vannes pourries.
Sans oublier la lecture de Chaucer...

Autre chose que j'ai aussi remarquée en fouinant... C'est que le pauvre Ned, il était sacrément mal traité... Disons que certains spécialistes sont restés bloqués sur "peintre du XIXe siècle", en oubliant l'érudit, passionné des artistes du passé (ouais, les aventures extra-conjugales, c'est vachement plus intéressant. Quand j'achète un bouquin d'art, je veux pas lire du closer)... Et si on oublie ça (ou en l'abordant vite fait, pas très bien fait), c'est un massacre en règle des études sur Ned. Carrément. Sans parler de certaines recherches mal faites, dont on sent encore les conséquences (j'ai mal quand je vais sur le site du Musée d'Orsay. Très mal... Pas leur faute, hein... juste quelqu'un qui a foiré ses recherches, quelqu'un qui n'a pas vérifié la fiabilité des recherches, qui a, au contraire, validé et loué ces travaux, et qui en a diffusé des extraits... Archi-faux. Mais qui font office de références. C'est... Ouch... Bobo tout plein, là... On comprend que Burne-Jones ait choisi de se faire incinérer, ça lui évite de se retourner dans sa tombe...).
Ned et Topsy, partners in crime !Tout est dans le regard.
Allez, on va rigoler un peu... On va voir comment une oeuvre de Burne-Jones peut être lue, en tant que création typiquement XIXe, et en tant que création XIXe très fortement influencée par l'art médiéval. Juste sur un élément du tableau.

Hop. Sa version du Conte de la Prieure, un des Contes de Canterbury, de Chaucer, XIVe siècle (déjà, j'voudrais pas faire ma raclette, mais on pourrait peut-être envisager de subodorer dans le choix du sujet une possibilité d'influence médiévale. Après, hein. Je peux m'tromper...C'est pas comme si William Morris avait publié sa version des oeuvres de Chaucer illustrées par Burne-Jones. J'avoue, là, je force un peu le trait).
Illustration pour The Prioress's Tale, Kelmscott Chaucer, publiée par William Morris, marges de William Morris, dessins originaux de Burne-Jones.

Déjà, est-ce que notre Ned s'intéresse à l'iconographie médiévale, et envisage de la respecter ? Voyons voir...
C'est Rookie. Centenaire (ou presque...)

"Comment savoir qu'il s'agit de Sainte Cécile ? Il est préférable de ne pas s'éloigner de la tradition - cela amènerait de la confusion à des choses qui ne sont jamais trop faciles à clarifier. Je vous prêterai Didron" (Lago, p. 28). Ca, c'est un petit truc que Burne-Jones raconte à l'un de ses assistants, Rooke, qui a consigné plein de phrasounettes, et discussions plus longues, publiées par Mary Lago, dans un ouvrage indispensable.

Read it !
Didron, c'est l'un des spécialistes XIXe de l'iconographie médiévale. Que Burne-Jones admirait, et à qui il a réservé une place de choix dans l'un de ses recueils les plus personnels (mais c'est une autre histoire...). Donc, notre Ned, il s'intéressait à l'image médiévale, et il tenait à la respecter, parce qu'elle est juste. (Ce qui est rappelé aussi dans une citation allégrement massacrée, citée régulièrement, et que le massacre rend insensée... Ne pas craquer... Ne pas craquer !)
Fama, la Renommée triomphant de la Fortune. Une extraordinaire image de la justesse de l'image médiévale, et Burne-Jonesienne, à titre posthume. Ca l'aurait fait rire. Jaune. (Birmingham City Museum and Art Gallery)

On va s'intéresser au tableau de Wilmington, dans le Delaware... Il y a une version plus ancienne du sujet, sur un meuble, qui est lui à Oxford. Oeuvre de jeunesse, encore très marquée par un Moyen Âge revisité un peu maladroit (fond d'or) et Rossetti. Il y a un équilibre à trouver, élève Jones.
Le meuble, Oxford, Ashmolean Museum
On va prendre le tableau, réalisé entre 1865 et 1890 (oui, il est pas pressé...). Qui profite d'un espace inspiré du Quattrocento. Le mélange Burne-Jonesien y fonctionne mieux.
Déjà, la Vierge en rouge et bleu, on est dans la tradition iconographique. C'est du basique (et, je sais, il y a des exceptions). Ceci dit, les Marie habillées de blanc, au XIXe, ça commence à être à la mode... Donc, choix de la tradition médiévale. Na !
The Prioress's Tale, 1865-1890, Delaware Art Museum, Wilmington

Je résume l'histoire, qui est assez représentative de certains thèmes et de certaines peurs de la société de la fin du Moyen Âge, concernant les Juifs, qui enlevaient des enfants chrétiens pour les convertir de force (hop, une circoncision) ou les sacrifier (le pire, c'est que des gens les croyaient... Bref, en temps de crise, recherche de boucs émissaires, perte de l'esprit critique, et tutti quanti). Donc, un charmant et innocent petit enfant chrétien se baladait en chantant des odes à la Vierge dans une ville d'Asie, ce qui a fini par énerver les Juifs qu'il croisait, et qui un jour ont décidé de le trucider en lui coupant la gorge et de le balancer dans un coin.
Les méchants sont pas gentils.

Ils sont pas gentils. Mais, Marie vient le voir, et lui met un grain de blé dans la bouche, et il se remet à chanter. Du coup, on retrouve son corps, on punit les assassins, on emmène le garçon chantant devant l'autel, et là il explique à l'abbé le miracle et il ajoute que la Vierge viendra chercher son âme quand le grain sera retiré de sa bouche. Ce qui est fait, et là, on l'enterre comme un martyr. The End.
Un petit grain, ça ne fait pas de mal.

On a en effet pas mal de martyrs de ce type sur la fin du Moyen Âge. Les guerres, pestes, famines, ont fait beaucoup pour l'antisémitisme, et on invente un peu n'importe quoi. J'ai déjà lu aussi des petites choses pas sympas sur un prétendu antisémitisme de Ned. J'y reviendrais un autre jour pour ceux que ça intéresse. Pour l'instant, on reste dans le tableau. Et on va causer fleurs (je vous fais grâce des sources pour les personnages, le décor, etc.).

On trouve : des tournesols, des lys, du pavot, de la giroflée.
Et c'est là que les choses se compliquent au niveau de la lecture du tableau.
Certains partent du principe : peintre victorien = lecture victorienne des plantes.

Ce qui nous donne : 
Tournesol : adoration mouais...
Lys : pureté forcément, y a la Vierge
Pavot : consolation  mouais... 
Giroflée : fidélité dans l'adversité.  Gné ?
(Décryptage du catalogue du Delaware Art Museum, repris dans le catalogue de la rétrospective BJ de 1998. Le catalogue qu'il faut lire en anglais, parce que la traduction, comment dire... ? On va rien dire...)
Des fleurs, et une magnifique référence au Jardin Clos...

Maintenant, on passe en mode médiéval (ça rigole plus)
Tournesol : Bon chrétien qui se tourne constamment vers Dieu check !
Lys : pureté, fleur de la Vierge check !
Pavot-coquelicot : sommeil, mort check !
Giroflée : martyr, fleur crucifère rappelant la Passion du Christ check !
(introduction tardive dans l'art médiéval. On retrouve la giroflée sur le Jardin de Paradis de Francfort, pour l'une des plus anciennes au nord des Alpes).

Et si on contextualise, c'est quelle lecture qui correspond le mieux au tableau ?

La lecture médiévale colle parfaitement au contexte. En ce qui concerne le pavot, la lecture médiévale se trouve confirmée dans un autre tableau, The Last Sleep of Arthur in Avalon.
Helen Mary Gaskell, la bienheureuse réceptrice d'une correspondance magnifique (traitée avec le dos de la cuiller par une personne dont on ne citera pas le nom et dont les erreurs pèsent encore sur les recherches sur Burne-Jones... Depuis plus de 40 ans. Oui ! Je l'ai mauvaise !)

Dans une lettre à son amie Helen Mary Gaskell (28 avril 1898), Burne-Jones indique bien que le pavot-coquelicot est une référence au sommeil : "One poppy I have put for sleep". Rien à voir avec la consolation.
Arthur in Avalon. Détail. Le pavot entre la joueuse de corne et la harpiste.

L'association mort/pavot est aussi visible dans des tableaux de Rossetti, l'idole de Burne-Jones. Dans les différentes versions de Beata Beatrix, le pavot fait allusion à la fois à l'aimée de Dante, et à la disparition brutale de son épouse Liz Siddall (avec plein d'autres éléments). (Rossetti travaillait sur le sujet quand elle a eu son accident -guillemets possibles- de laudanum. Z'ont un peu la poisse quand ils bossent sur certains tableaux en rapport avec la mort et qu'ils mettent des trucs perso, dans la bande, quand même, non ?)
Rossetti, Beata Beatrix, Chicago Art Institute (photo bibi)

C'est marrant (non, en fait) que des spécialistes de Rossetti (Alicia Craig Faxon, dans sa splendide monographie qui date d'il y a plus de 30 ans) n'ont aucun mal à aller fouiner dans l'iconographie médiévale pour expliquer avec réussite les tableaux de l'une des influences majeures de Burne-Jones, et que les spécialistes de Burne-Jones... Ben non... Victorien, c'est victorien (heureusement, ça a un peu bougé depuis ma thèse...).
Read it
Bref, on a un peintre qui avait pigé comment fonctionnait une image méd, qui n'est pas compris, avec des tableaux lus comme des tableaux ne devant rien au passé dans leur fond. Désespérant.
En outre, la lecture médiévale est moins rigide que la victorienne. Dans l'art médiéval, le contexte détermine tout. La lecture "fermée", victorienne, n'amène finalement pas grand chose au récit. La lecture ouverte, médiévale, des différentes plantes renforce la représentation du récit de Chaucer. Elle le dramatise, et renvoie à la mort, au martyr, par leur réunion et leur soumission au sujet. C'est un outil qui précise l'histoire.

En effet, seule la prise en considération du contexte permet de décider quelle qualité attribuée à la plante il est pertinent d'extraire ; en d'autres termes, c'est le sens de l'image, préalablement défini par l'analyse iconographique, qui permet de déterminer l'éventuelle signification des plantes et non l'inverse. Fonder l'interprétation de l'image sur les éléments végétaux qu'elle comporte est impossible parce qu'il n'y a pas de Koinè de la symbolique végétale, ou de "langage des fleurs" préexistant à l'oeuvre. (...) aucune (représentation végétale) n'est dotée d'une signification propre, c'est le réseau de corrélations dans lequel elles sont prises qui leur confère un effet de sens. A l'intar des couleurs, les représentations de fleurs et de plantes "n'ont pas de sens mais seulement des emplois". (Pierre-Gilles Girault, la Fonction symbolique de la Flore, in Cahiers du Léopard d'or, 6, Flores et jardins, Paris, Le Léopard d'or, 1997, 163). 
Détail de la Beata Beatrix du Art Institute
(Il avait quand même pigé beaucoup de choses sur l'art médiéval, le grand Ned. Heureusement qu'un peu de ses idées nous sont parvenues, écrites, par Rooke, Helen Mary Gaskell et quelques autres.)


Sinon, on peut remplacer fleurs, plantes, tout ça, dans l'art médiéval, par vêtements aussi... L'emploi fait sens. (Faut que je me surveille plus niveau voca, quand je cause du sens...).

NB : toutes analyses des oeuvres et citations se trouvent dans ma thèse, Bordeaux, 2003.(sauf giroflée, sens plus précis trouvé depuis)

samedi 21 mars 2020

DES OISEAUX ENERVANTS

Regardez bien vos sources, 
gardez bien vos sous.
Des perroquets pour faire le paon.
Sujet qui fâche. 
En reconstitution, on cherche souvent le tissu qui va bien. 
Bonjour la Quête ! Le Graal, c'est souvent plus fastoche à dénicher.
Profitons du confinement pour bosser un peu. On se réveille, on vire le chat, et on y va ! Parce que là, c'est peut-être pas une bonne idée de tissu (vaut mieux rester au lit...)


Parmi les modes de la reconstitution historique, il y a, en ce moment, la folie des soieries, de préférence à motifs. En ce qui concerne les soies à médaillon, mon opinion à ce sujet est nette. Ca a fait l'objet d'une publication dans Medieval Clothing and Textiles, complétée dans ce blog, d'ailleurs, Suivez le guide ! et pour les soies à motifs en général, voir aussi dans quelques numéros de Moyen Âge (118-119-120). Les tissus liturgiques, ça ne se porte pas n'importe comment. 

Où l'on retourne à Klosterneuburg. C'est beau, Klosterneuburg. 



C'est marrant, parce que dans l'article scientifique, j'avais fait une petite boulette. Explication. J'avais daté un tissu du XIIIe, à cause d'une info publiée dans un site pourtant sérieux, sur le net. Le très beau tissu aux perroquets de Klosterneuburg.
C'est lui, photo fournie par le conservateur du trésor de l'abbaye.


Le gag étant que peu avant la parution de l'article, je me suis aperçue de la gaffe. Le site avec l'info n'était plus trouvable. Je suis partie sur un autre pour trouver l'image (oui, fallait un lien en note vers le tissu). Là, pas de date. D'autres sites, moins fiables, reprenaient toujours la même datation. Mais en fouillant dans le catalogue de l'abbaye, en allemand, comme je préparais un autre article où cette fois le tissu serait bien étudié, ben... C'était une autre musique. Trop tard pour changer le texte de l'article scientifique (parti chez l'éditeur). Mais on continue l'enquête, pour l'article plus vaste. Et j'ai surtout enfin pu avoir le conservateur au téléphone ! Alleluia. Effectivement, la date qu'on trouve partout en ligne (sauf depuis peu sur la page officielle de l'abbaye), c'est pas la bonne. Nous v'là beaux, tiens...
Tant pis, je profite de la partie interactive de mon article, à savoir ce blog, pour signifier mon erreur. Ce genre de chose arrive. Ce n'est pas dramatique, dalmatique, peut-être. Y a pas mort d'homme. J'ai pas dépensé de sous pour acheter le tissu. Je peux assumer, rectifier mon erreur et m'autobaffer en me disant que je vérifierai mieux et que je dois absolument investir dans le gros bouquin très cher du musée de Cluny, qui est épuisé, mais indispensable, et j'ai cassé ma tirelire... 

Le gros bouquin confirme ce qui est dit dans le catalogue du trésor de l'abbaye. Oh ben quelle surprise ! Et m.... 


Or, il se trouve que ce tissu a été en vente sur le net. Ce qui n'est pas si grave, puisque rectifiable sans frais (juste un autobaffage), en recherche (ça concernait une note, et ça ne change en rien l'article, et l'info est correcte dans Moyen Âge), devient plus gênant en reconstitution (relisez la phrase sans les parenthèses, ce sera peut-être plus clair. J'ai du mal aussi...). Donc, je reprends, ayant été fortement interrompue par moi-même. En recherche, on écrit. Du coup, si on se trompe, on rectifie avec un autre écrit, et y a pas (trop) de bobo. En reconstitution, en revanche, il y a achat de tissu, confection d'un vêtement. Si on veut être histo, autant avoir les bonnes infos. Hélas, ça devient perte de temps et d'argent si les infos sont involontairement du pipeau...


Je vous fais un petit résumé en français du texte du vendeur : 
Le tissu est présenté comme de fabrication française, dater du XIIIe, être un fragment de manteau d'un margrave du XIIe (il y a une précaution, c'est bien), transformé en chasuble, et tout un blabla vantant la qualité de ce tissu rouge, et le fait qu'exceptionnellement ce ne soit ni italien, ni espagnol, ni italien, mais français. 

Maintenant, les infos récentes. 
En premier, la page de l'abbaye (dernière modif en mars 2020)
En route pour l'Autriche
Tissu présenté comme liturgique, datant du XIVe. L'histoire du margrave est une légende, c'est courant pour les tissus précieux, ça ajoute à leur aura...

Les sources écrites : 
Pour ceux qui n'ont pas peur de l'allemand : Die Schatzkammer im Stift Klosterneuburg, par Wolgang Christian Huber et Janos Stekovics (pour les photos). Il y a en fait plusieurs auteurs. Editions Janos Stekovics, 2011. Les tissus sont évoqués 34-36 (29 euros)


L'article sur les tissus renvoie à un ouvrage de référence... Cocorico !!! En français !!!
L'indispensable, rare, onéreux catalogue des soieries du musées de Cluny. 
Soieries et autres textiles de l'antiquité au XVIe siècle, par Sophie Desrosiers, Paris, RMN, 2004, 320-322.
Prévoir 3 chiffres (100 euros neuf. Ouch !). 

Mais comme le tissu vendu vaut plus de 50 euros le mètre, et qu'on fait peu de vêtements avec un mètre en méd quand on est adulte, acheter le tissu revient plus cher que la plupart des propositions en occaz du livre (euh... Il frôle les 4 chiffres sur certains sites. Montez à 250, pas plus).
Faut connaître ses priorités. Or, hélas, mon expérience de la reconstitution m'a souvent montré que la priorité annoncée était l'historicité, la priorité réelle : le bling. 

Ceux qui en ont envie peuvent, à ce moment, se permettre une réflexion sur l'Orgueil, l'empressement, la témérité et conséquences, opposées à la modestie, la prudence, et la lenteur. Un bel exercice que les penseurs médiévaux auraient apprécié. 


Et maintenant, désolée pour tout ceux qui ont acheté ce tissu aux perroquets... Ce qui est dit dans le gros bouquin de 2004. Avertissement : il s'agit d'un tissu conservé à Cluny, auquel les fragments (oui, il y en a plusieurs) de Klosterneuburg est rattaché (il est cité dans le livre de Cluny, donc, pas d'équivoque possible). Je fais grâce de la première page.

Je ne vais pas tout mettre, on va rester dans le raisonnable (mais avec un livre aussi rare...). La parole à madame Desrosiers :
         Comme on vient de le voir, l'étoffe appartient à un petit groupe de soieries au décor très proche, que ce soit par la composition en rangées alternées ou par les motifs eux-mêmes (...). Plusieurs ont été étudiés par Petrascheck-Heim (1986), y compris trois exemples conservés près de Vienne (couvent de Klosterneuburg). Selon la tradition, ceux-ci auraient constitué les vêtements de mariage de saint Léopold (mort 1136) et de son épouse Agnès (morte 1143), mais leur présence dans le couvent n'est attestée par un inventaire qu'à partir de 1371. Les comparaisons avec les autres fragments repérés démontrent une grande homogénéité technique, y compris dans les filés or constitués d'une lamelle de peau ou de cuir doré enroulé Z sur une âme en soie et toujours employés doubles (...).
Le tissu du musée de Cluny, Paris, cl3058, photo rmn


         Ce groupe très particulier techniquement, aux motifs considérés comme occidentaux bien que modelés par une influence orientale, a posé jusqu'ici beaucoup de problèmes de classement. Suivant les auteurs, on les trouve attribués à l'Italie, à la Sicile et surtout à Paris, où le tissage de la soie a connu certains développements au XIIIe siècle sans que l'on puisse jusqu'ici identifier des étoffes sorties de ses ateliers.  Mais plusieurs éléments, dont les matériaux employés, la croisure, et les phénix présents sur un exemple lyonnais un peu particulier (...) indiquent la direction de l'Orient. Quel Orient ? Il n'est pas facile de répondre à cette question. Les fils d'or et l'armure taffetas à fils doubles du fond permettent un rapprochement (avec des tissus) attribués à l'Iran oriental. Mais les fils de chaîne (...) appartiennent plutôt à la tradition chinoise. (...) Ces diverses observations conduisent à émettre en seconde hypothèse que (...) ce fragment et tout le groupe auquel il appartient ont été produits par des tisserands travaillant dans la tradition Liao-Jin pendant la période mongole, et donc probablement installés en Asie Centrale où les Ilkhans avaient regroupé des spécialistes de draps d'or (...).
         Les tisserands de Tabrïz ou d'Asie Centrale ont produit des soieries selon des modèles d'origine italienne et probablement pour le marché occidental, et ceux-ci ont dû arriver par groupes, sinon tous ensemble, puisque les vêtements de saint Léopold et ceux démontés par Bock étaient constitués de plusieurs étoffes à motifs interchangeables. Mais il fallait que les feuilles de vignes soient déjà développées sur les tissus italiens, un mouvement qui semble n'avoir pris de l'ampleur qu'à partir des années trente du XIVe siècle. Postérieurement les griffons réapparaîtront sur les lampas italiens de la seconde moitié du XIVe siècle (...). Cl 3058 (fragment de Cluny, note tinesque) doit se glisser entre ces deux périodes et donc avoir été produit vers le milieu du XIVe siècle.

On récapitule :


                     tissu vendu                          tissu original 
couleur :     Rouge ; lurex                   Bleu/vert, peau ou cuir doré, âme de soie
date :          mi XIIIe                           mi XIVe
origine :      France, Paris                   Iran ou Asie Centrale
technique : simple                              J'ai rien compris, c'est trop compliqué pour moi


On peut nous prendre pour des Ilkhans.

J'ajouterai aussi que, malheureusement, la qualité des motifs sur la reproduction est loin de la finesse de l'original. En outre, le fond bleu/vert ne serait-il pas une particularité de cette série de tissus ? Est-il alors judicieux d'en présenter une version rouge ? Enfin, si on peut aisément comprendre le choix d'un synthétique au lieu du fil d'or, le tissu d'origine présente un relief que le tissu vendu n'a hélas pas. A la décharge du vendeur, le tissu était une commande d'un client particulier, qui voulait cette couleur, et les renseignements internet, ça vaut ce que ça vaut (même quand on bosse très sérieusement, on a du mal à trouver certaines infos, faut pas se leurrer). Et allez trouver les métiers et les artisans qui bossent comme il y a 600-700 ans (ça court pas les rues, hélas. Déjà au Moyen Âge, on les choyait...).



On voit donc un tissu qui ne correspond pas à l'époque pour laquelle il est vendu. Il ne correspond pas au lieu de production annoncé
Il a changé, l'Arc de Triomphe...

Il n'a pas les caractéristiques de l'original. Il apparaît en fait vraiment comme une version très bon marché du superbe exemple de Klosterneuburg.

Conclusion
On sait déjà que l'utilisation des soies médiévales mérite une grande réflexion. Ce tissu nous offre un autre exemple de la nécessité absolue de faire des recherches, de vérifier, et de ne pas se baser uniquement sur le site du vendeur, qui n'a certainement pas pris ses infos au bon endroit (Parce qu'hélas, les infos sur le net... elles dataient). Corriger un article, ça fait mal à l'amour-propre, mais tant pis. Ca arrive, ça sert de leçon. Investir dans des bouquins hors de prix, ça fait mal au porte-monnaie. Mais si les bouquins hors de prix permettent de voir que le tissu sur lequel on veut craquer ne correspond pas à ce qu'on cherche... Qu'est ce qui est préférable ? Le tissu ne sert que pour un projet. Les bouquins pour plusieurs... Et ce pendant des décennies. Et puis il y a des bibliothèques quand on habite dans une grande ville, quand on n'est pas confiné chez soi. Quant aux infos qui viennent du net... Il arrive régulièrement que, quand ça coûte rien, ça vaut rien...

Croisez les sources. Demandez celles des marchands, précisément ! Vérifiez la bibliographie des objets... Et si on veut faire de la reconstitution, on doit faire les choses avec sérieux et méthode avant de se lancer dans un projet, surtout onéreux. 
Ou alors, on fait de l'évocation. Y a aucune honte à dire qu'on fait de l'évocation.
Ce tissu est très chouette pour de l'évocation. 
Mais inutilisable en reconstitution. Comme la quasi totalité des soies à motifs du marché, sauf cas exceptionnels. Mais, vanitas, superbia, blablabla


Papapapa, papapapa, papapapa, papacheter le tissu aux perroquets !