jeudi 26 mars 2020

ICONOGRAPHIE

DITES LE AVEC DES FLEURS
Deux lectures d'une oeuvre...


C'est bien beau tout ça, mais... Fichtre diantre, j'cause peut-être un peu beaucoup trop de médiéval pour quelqu'un qui a fait sa spécialisation sur le XIXe siècle. On me le rappelle souvent, que je suis XIXémiste...

Alors, puisque c'est comme ça, on va parler aujourd'hui de mon sujet de maîtrise, DEA, thèse, environ 15 ans de vie commune, j'ai nommé, le seul, l'unique, le vrai...
NED JONES
Coll. Privée (pas la mienne)

Edward Jones
Spécialiste en tableaux pas finis


Sir Edward Burne-Jones (1833-1898), parce que ça fait plus classe, qu'ajouter son 2e prénom comme première partie du nom de famille, ça permet de se distinguer de tous les Jones d'origine galloise (même si on ne manque pas de Jones notables, surtout en médiéval... N'est ce pas Sir Bedevere ?), et le Sir, c'est pour faire plaisir au fiston, mais ça n'a pas fait plaisir à William Morris, le grand pote (enfin, il était plus petit que Ned, mais ça reste son grand pote).
Burne-Jones et Morris... Partenaires artistiques à vie. Tout ça à cause de cathédrales gothiques. On ne parle jamais assez des méfaits des cathédrales gothiques sur l'esprit de jeunes gens sains. L'abus de cathédrale gothique peut mener à l'adoration de l'art médiéval. Méfiez-vous, vous qui pouvez encore être sauvés !

Donc, travailler sur Burne-Jones, c'est rigolo. Pourquoi ?
Parce que quand vous n'arrivez pas à choisir entre votre amour inconsidéré pour un certain Florentin, pour celui sans mesure pour un Vénitien, et puis votre passion pour le beau-frère du dit Vénitien (on ne remercie pas arte pour le docu complètement pourri sorti sur eux. Honteux et minable !), et puis... Ah ! Les merveilles de l'Egypte... Oh, tiens, un petit Michel Ange qui passe... Et puis... Oh purée ! Qu'est ce que j'aime l'art médiéval...
Mais sur koaaaaa je vais faire mes recherches ? Va falloir abandonner quelque chose ! Mais je veux pas moaaaaaa ! Pourkoaaaaaaaaaaaaaaaa ????
L'angoisse et le désespoir, ça vaut partout !

Et c'est là qu'il apparaît, sur son cheval blanc. Sir Launcelot, Sir Arthur... (oui, son majordome le surnommait ainsi, en faisant semblant de se planter)...
Détail de The Last Sleep of Arthur in Avalon, inachevé, Museo de Arte, Ponce, Porto Rico. De 1. Qu'est ce que ce tableau fiche là bas. De 2. C'est un autoportrait. De 3. Ned a poussé l'identification à mourir dans cette position, il paraît. Comme si ça lui avait pas suffi de bosser sur le tableau le jour de sa mort... Et on s'étonne des blagues du majordome...

Ned.  
(je vous la fais sans licornes, paillettes, coeurs clignotants et arcs-en-ciel, mais c'est l'idée)
Ben, il aime tout ça. Et il connait tout ça. Et du coup... Ben, en bossant sur les références de Ned, on va pouvoir causer de tout ça ! Et ça, ça s'appelle... Reculer pour mieux sauter ! (de plusieurs années).

Je vais la faire courte. Sans le Moyen Âge, il n'y a pas de Burne-Jones (il faut d'autres trucs pour que la mayonnaise prenne, mais le Moyen Âge, c'est l'ingrédient de base). Je continue encore et encore à découvrir des sources méd dans son oeuvre et à m'émerveiller de la manière dont il a su les assimiler, une fois qu'il a acquis son style propre, et, surtout, dont il les a comprises. Bon, le gars avait une bibliothèque de malade, il pouvait profiter aussi de celle de William Morris (dont des manuscrits enluminés)... C'était un cercle d'amoureux et d'amateurs éclairés du Moyen Âge, et aussi de sommités sur la question (y aurait des liens forts avec la Bible de Maciejowski que ce serait pas surprenant). De vrais érudits, avec les connaissances de l'époque (ce qui sous-entend l'étude poussée de Viollet-Le-Duc, mais, bon...). Et puis, il était loin d'être crétin, et il aimait les vannes pourries.
Sans oublier la lecture de Chaucer...

Autre chose que j'ai aussi remarquée en fouinant... C'est que le pauvre Ned, il était sacrément mal traité... Disons que certains spécialistes sont restés bloqués sur "peintre du XIXe siècle", en oubliant l'érudit, passionné des artistes du passé (ouais, les aventures extra-conjugales, c'est vachement plus intéressant. Quand j'achète un bouquin d'art, je veux pas lire du closer)... Et si on oublie ça (ou en l'abordant vite fait, pas très bien fait), c'est un massacre en règle des études sur Ned. Carrément. Sans parler de certaines recherches mal faites, dont on sent encore les conséquences (j'ai mal quand je vais sur le site du Musée d'Orsay. Très mal... Pas leur faute, hein... juste quelqu'un qui a foiré ses recherches, quelqu'un qui n'a pas vérifié la fiabilité des recherches, qui a, au contraire, validé et loué ces travaux, et qui en a diffusé des extraits... Archi-faux. Mais qui font office de références. C'est... Ouch... Bobo tout plein, là... On comprend que Burne-Jones ait choisi de se faire incinérer, ça lui évite de se retourner dans sa tombe...).
Ned et Topsy, partners in crime !Tout est dans le regard.
Allez, on va rigoler un peu... On va voir comment une oeuvre de Burne-Jones peut être lue, en tant que création typiquement XIXe, et en tant que création XIXe très fortement influencée par l'art médiéval. Juste sur un élément du tableau.

Hop. Sa version du Conte de la Prieure, un des Contes de Canterbury, de Chaucer, XIVe siècle (déjà, j'voudrais pas faire ma raclette, mais on pourrait peut-être envisager de subodorer dans le choix du sujet une possibilité d'influence médiévale. Après, hein. Je peux m'tromper...C'est pas comme si William Morris avait publié sa version des oeuvres de Chaucer illustrées par Burne-Jones. J'avoue, là, je force un peu le trait).
Illustration pour The Prioress's Tale, Kelmscott Chaucer, publiée par William Morris, marges de William Morris, dessins originaux de Burne-Jones.

Déjà, est-ce que notre Ned s'intéresse à l'iconographie médiévale, et envisage de la respecter ? Voyons voir...
C'est Rookie. Centenaire (ou presque...)

"Comment savoir qu'il s'agit de Sainte Cécile ? Il est préférable de ne pas s'éloigner de la tradition - cela amènerait de la confusion à des choses qui ne sont jamais trop faciles à clarifier. Je vous prêterai Didron" (Lago, p. 28). Ca, c'est un petit truc que Burne-Jones raconte à l'un de ses assistants, Rooke, qui a consigné plein de phrasounettes, et discussions plus longues, publiées par Mary Lago, dans un ouvrage indispensable.

Read it !
Didron, c'est l'un des spécialistes XIXe de l'iconographie médiévale. Que Burne-Jones admirait, et à qui il a réservé une place de choix dans l'un de ses recueils les plus personnels (mais c'est une autre histoire...). Donc, notre Ned, il s'intéressait à l'image médiévale, et il tenait à la respecter, parce qu'elle est juste. (Ce qui est rappelé aussi dans une citation allégrement massacrée, citée régulièrement, et que le massacre rend insensée... Ne pas craquer... Ne pas craquer !)
Fama, la Renommée triomphant de la Fortune. Une extraordinaire image de la justesse de l'image médiévale, et Burne-Jonesienne, à titre posthume. Ca l'aurait fait rire. Jaune. (Birmingham City Museum and Art Gallery)

On va s'intéresser au tableau de Wilmington, dans le Delaware... Il y a une version plus ancienne du sujet, sur un meuble, qui est lui à Oxford. Oeuvre de jeunesse, encore très marquée par un Moyen Âge revisité un peu maladroit (fond d'or) et Rossetti. Il y a un équilibre à trouver, élève Jones.
Le meuble, Oxford, Ashmolean Museum
On va prendre le tableau, réalisé entre 1865 et 1890 (oui, il est pas pressé...). Qui profite d'un espace inspiré du Quattrocento. Le mélange Burne-Jonesien y fonctionne mieux.
Déjà, la Vierge en rouge et bleu, on est dans la tradition iconographique. C'est du basique (et, je sais, il y a des exceptions). Ceci dit, les Marie habillées de blanc, au XIXe, ça commence à être à la mode... Donc, choix de la tradition médiévale. Na !
The Prioress's Tale, 1865-1890, Delaware Art Museum, Wilmington

Je résume l'histoire, qui est assez représentative de certains thèmes et de certaines peurs de la société de la fin du Moyen Âge, concernant les Juifs, qui enlevaient des enfants chrétiens pour les convertir de force (hop, une circoncision) ou les sacrifier (le pire, c'est que des gens les croyaient... Bref, en temps de crise, recherche de boucs émissaires, perte de l'esprit critique, et tutti quanti). Donc, un charmant et innocent petit enfant chrétien se baladait en chantant des odes à la Vierge dans une ville d'Asie, ce qui a fini par énerver les Juifs qu'il croisait, et qui un jour ont décidé de le trucider en lui coupant la gorge et de le balancer dans un coin.
Les méchants sont pas gentils.

Ils sont pas gentils. Mais, Marie vient le voir, et lui met un grain de blé dans la bouche, et il se remet à chanter. Du coup, on retrouve son corps, on punit les assassins, on emmène le garçon chantant devant l'autel, et là il explique à l'abbé le miracle et il ajoute que la Vierge viendra chercher son âme quand le grain sera retiré de sa bouche. Ce qui est fait, et là, on l'enterre comme un martyr. The End.
Un petit grain, ça ne fait pas de mal.

On a en effet pas mal de martyrs de ce type sur la fin du Moyen Âge. Les guerres, pestes, famines, ont fait beaucoup pour l'antisémitisme, et on invente un peu n'importe quoi. J'ai déjà lu aussi des petites choses pas sympas sur un prétendu antisémitisme de Ned. J'y reviendrais un autre jour pour ceux que ça intéresse. Pour l'instant, on reste dans le tableau. Et on va causer fleurs (je vous fais grâce des sources pour les personnages, le décor, etc.).

On trouve : des tournesols, des lys, du pavot, de la giroflée.
Et c'est là que les choses se compliquent au niveau de la lecture du tableau.
Certains partent du principe : peintre victorien = lecture victorienne des plantes.

Ce qui nous donne : 
Tournesol : adoration mouais...
Lys : pureté forcément, y a la Vierge
Pavot : consolation  mouais... 
Giroflée : fidélité dans l'adversité.  Gné ?
(Décryptage du catalogue du Delaware Art Museum, repris dans le catalogue de la rétrospective BJ de 1998. Le catalogue qu'il faut lire en anglais, parce que la traduction, comment dire... ? On va rien dire...)
Des fleurs, et une magnifique référence au Jardin Clos...

Maintenant, on passe en mode médiéval (ça rigole plus)
Tournesol : Bon chrétien qui se tourne constamment vers Dieu check !
Lys : pureté, fleur de la Vierge check !
Pavot-coquelicot : sommeil, mort check !
Giroflée : martyr, fleur crucifère rappelant la Passion du Christ check !
(introduction tardive dans l'art médiéval. On retrouve la giroflée sur le Jardin de Paradis de Francfort, pour l'une des plus anciennes au nord des Alpes).

Et si on contextualise, c'est quelle lecture qui correspond le mieux au tableau ?

La lecture médiévale colle parfaitement au contexte. En ce qui concerne le pavot, la lecture médiévale se trouve confirmée dans un autre tableau, The Last Sleep of Arthur in Avalon.
Helen Mary Gaskell, la bienheureuse réceptrice d'une correspondance magnifique (traitée avec le dos de la cuiller par une personne dont on ne citera pas le nom et dont les erreurs pèsent encore sur les recherches sur Burne-Jones... Depuis plus de 40 ans. Oui ! Je l'ai mauvaise !)

Dans une lettre à son amie Helen Mary Gaskell (28 avril 1898), Burne-Jones indique bien que le pavot-coquelicot est une référence au sommeil : "One poppy I have put for sleep". Rien à voir avec la consolation.
Arthur in Avalon. Détail. Le pavot entre la joueuse de corne et la harpiste.

L'association mort/pavot est aussi visible dans des tableaux de Rossetti, l'idole de Burne-Jones. Dans les différentes versions de Beata Beatrix, le pavot fait allusion à la fois à l'aimée de Dante, et à la disparition brutale de son épouse Liz Siddall (avec plein d'autres éléments). (Rossetti travaillait sur le sujet quand elle a eu son accident -guillemets possibles- de laudanum. Z'ont un peu la poisse quand ils bossent sur certains tableaux en rapport avec la mort et qu'ils mettent des trucs perso, dans la bande, quand même, non ?)
Rossetti, Beata Beatrix, Chicago Art Institute (photo bibi)

C'est marrant (non, en fait) que des spécialistes de Rossetti (Alicia Craig Faxon, dans sa splendide monographie qui date d'il y a plus de 30 ans) n'ont aucun mal à aller fouiner dans l'iconographie médiévale pour expliquer avec réussite les tableaux de l'une des influences majeures de Burne-Jones, et que les spécialistes de Burne-Jones... Ben non... Victorien, c'est victorien (heureusement, ça a un peu bougé depuis ma thèse...).
Read it
Bref, on a un peintre qui avait pigé comment fonctionnait une image méd, qui n'est pas compris, avec des tableaux lus comme des tableaux ne devant rien au passé dans leur fond. Désespérant.
En outre, la lecture médiévale est moins rigide que la victorienne. Dans l'art médiéval, le contexte détermine tout. La lecture "fermée", victorienne, n'amène finalement pas grand chose au récit. La lecture ouverte, médiévale, des différentes plantes renforce la représentation du récit de Chaucer. Elle le dramatise, et renvoie à la mort, au martyr, par leur réunion et leur soumission au sujet. C'est un outil qui précise l'histoire.

En effet, seule la prise en considération du contexte permet de décider quelle qualité attribuée à la plante il est pertinent d'extraire ; en d'autres termes, c'est le sens de l'image, préalablement défini par l'analyse iconographique, qui permet de déterminer l'éventuelle signification des plantes et non l'inverse. Fonder l'interprétation de l'image sur les éléments végétaux qu'elle comporte est impossible parce qu'il n'y a pas de Koinè de la symbolique végétale, ou de "langage des fleurs" préexistant à l'oeuvre. (...) aucune (représentation végétale) n'est dotée d'une signification propre, c'est le réseau de corrélations dans lequel elles sont prises qui leur confère un effet de sens. A l'intar des couleurs, les représentations de fleurs et de plantes "n'ont pas de sens mais seulement des emplois". (Pierre-Gilles Girault, la Fonction symbolique de la Flore, in Cahiers du Léopard d'or, 6, Flores et jardins, Paris, Le Léopard d'or, 1997, 163). 
Détail de la Beata Beatrix du Art Institute
(Il avait quand même pigé beaucoup de choses sur l'art médiéval, le grand Ned. Heureusement qu'un peu de ses idées nous sont parvenues, écrites, par Rooke, Helen Mary Gaskell et quelques autres.)


Sinon, on peut remplacer fleurs, plantes, tout ça, dans l'art médiéval, par vêtements aussi... L'emploi fait sens. (Faut que je me surveille plus niveau voca, quand je cause du sens...).

NB : toutes analyses des oeuvres et citations se trouvent dans ma thèse, Bordeaux, 2003.(sauf giroflée, sens plus précis trouvé depuis)

1 commentaire:

  1. J'ai trouvé votre blog très intéressant et spécial. C'est un déploiement subjectif de l'âme, de l'esprit et de la sagesse, utilisant votre capacité intellectuelle, déployant chaque instant dans un nouveau départ très intéréssant.
    Je vous souhaite beaucoup de joies, et continuez toujours...
    Maria xxx

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