jeudi 30 août 2018

METHODOLOGIE 2

UN PEU DE METHODE SCIENTIFIQUE
Comment aborder une idée géniale qu'on a devant une source


Mmmm... Je me ferais bien ce joli chapeau !
On va voir un aspect qui est peut-être un peu pointu... 
Si votre but, c'est de vous faire plaisir, d'avoir des costumes qui sont de style médiéval, sans vouloir être histo, ce n'est pas vraiment nécessaire de tenir compte de ce qui va suivre. 
En revanche, si vous voulez vraiment approfondir la question, et surtout, comprendre ce qu'est le costume médiéval, et communiquer avec le public, ou, pourquoi pas, faire de la recherche poussée sur la question, cela peut être un point de départ...
Ca peut faire peur... Mais on s'y fait. 

Doot doot...
(ça me rappelle ma jeunesse, il y en a qui auront peut-être la référence...)
L'un des aspects essentiels de la recherche, c'est... Le Doute !
Ne considérez rien comme acquis. Images, textes, études... Même les sources premières peuvent être trompeuses.
Bien sûr avec le temps, l'expérience, vous remarquerez que certains auteurs sont plus sérieux que d'autres (ils ont généralement la capacité de se remettre en cause, d'accepter la discussion... Et ont des références)
Les références, les notes de bas de page, dans les articles académiques (pour la vulgarisation, on a pas toujours la place, donc, on limite... hélas), c'est un moyen pour les autres chercheurs de pouvoir vérifier les dires. 
Une note de bas de page n'est pas là pour faire "vous voyez, j'ai ouvert un bouquin", mais pour que ceux qui passent derrière puissent aller voir votre source, et voir si ce que vous avancez est exact, comprendre votre cheminement. 
J'ai déjà eu de très mauvaises surprises en ayant la curiosité de vérifier des notes (voir mon expériences avec Penelope Fitzgerald. Mais aussi en reconstitution... Et parfois, vous vous trouvez aussi devant des dilemmes. Un texte, généralement en anglais, qui peut être interprété de deux manières... Ze foute.) 


Là, c'est facile, on voit bien qu'il faut mettre "néo" devant "gothique".
Le but de la recherche c'est justement de remettre en cause ce qui a été fait. C'est pas pour enquiquiner le monde, c'est pour faire avancer les choses. C'est valable quelle que soit la science. 
Ce sont les règles du jeu. Cela dépend de nouvelles découvertes, essentiellement, en sciences humaines (voir le gag de la lecture des Arnolfini par Panofsky, balayée par la trouvaille citée précédemment). Ca dépend aussi des relectures (cf ce pauvre Viollet-Le-Duc). On a accès à plus de sources (merci le net), les communications sont plus rapides. Ca aide. En outre, l'intérêt des recherches en commun, multi-disciplinaires, est réel, et cela a explosé ces dernières années. Archéologues, historiens, spécialistes de la littérature, archivistes, historiens de l'art, qui bossent tous ensemble, ça donne de sacrés résultats. Je digresse un peu, mais c'est histoire de bien situer ce qui se passe en ce moment, et pourquoi la connaissance du costume médiéval a fait des progrès considérables ces dernières années au niveau de la recherche académique. 
Bref, on discute de nos travaux. Et on référencie le mieux possible. On analyse, on essaie d'avoir une méthode en béton.

La méthode en béton, elle est basée sur le doute et sur la réfutation des idées qu'on peut avoir. Si, si... 
Si vous pensez avoir trouvé quelque chose, le but de la manoeuvre n'est pas de collecter tous les éléments qui vont dans le sens de ce que vous croyez, mais, au contraire, de  
chercher tout ce qui va détruire votre hypothèse !

Y a du texte, mais il est pas de l'époque du sarcophage... Mais ça, il a fallu que des chercheurs le découvrent, que c'était apocryphe.

Exercice
Exemple tout bête : vous avez trouvé un gribouillage sur une fresque, sur une ceinture par exemple, qui indique une décoration d'un type que vous n'avez jamais vu auparavant... 

Option 1 : Super, je vais reproduire ça, et je serai la première personne à l'avoir.

Option 2 : Est-ce que le gribouillage est de la même date que l'oeuvre ? Est-ce un vilain acte de vandalisme ? Est-ce une restauration ? Si c'est une restauration, sur quoi s'est-elle basée ? Quel personnage le porte ? Est-ce que cela correspond à une particularité iconographique ? Est-ce que ce n'est pas une saleté sur mon objectif (si, c'est possible) ? Est-ce qu'il y a d'autres exemples de ce type quelque part ? Est-ce qu'il y a une littérature sur l'objet ? Est ce que Etc. ? (Selon le type de source et ce que l'on veut en faire, ça change...)

Option 3 : M'en fiche, c'est pas ma période.

Solution
La bonne attitude est évidemment la 2 (ou la trois, mais vous pouvez toujours en faire profiter des copains dont c'est la période) : plus on se pose de questions qui vont à l'encontre de ce que l'on veut obtenir (une ceinture avec une déco inédite), et plus on réfléchit, honnêtement, aux réponses possibles, ce qui demande des recherches supplémentaires, plus vous comprendrez ce que vous avez sous les yeux et saurez si vous pouvez ou non le reconstituer. Souvent, si la réponse est non, ça peut vous donner un sujet d'article académique. C'est cool ! (Après, vous les accumulez, et vous arrivez pas à suivre, donc, vous gardez les meilleurs pour les colloques et pour la traduc en anglais, et pour les autres, vous faites un blog...)
Après, une fois que vous avez fait le tour, vous pouvez, le cas échéant, vous lancer dans la réalisation, et vous serez parés pour répondre aux demandes éventuelles.
Une bonne préparation avant réalisation fait que vous avez aussi des arguments solides.
Si votre but est une reconstitution sérieuse, rigoureuse, il faut passer par là. 
Si votre but est de vous faire plaisir avec tel ou tel objet qui ne passe pas les différentes questions, faites le, mais, c'est de l'évocation. 

Allez, j'vais me faire ça ! Ca passe partout ! Et c'est sourcé !


La reconstitution rigoureuse, la recherche, c'est aussi un plaisir, hein ;) 
C'est juste que... c'est looooooooooooooooooooooooong !
Et surtout, il ne faut pas voir que ce qui va dans son sens. Au contraire, c'est ce qui va contre qu'il faut chercher !

Posez-vous des questions, encore, et toujours... Posez-vous les bonnes questions
N'oubliez pas : 
la bonne question ce n'est pas : 
"Comment je vais le faire ?" 
C'est 
"Est-ce que je peux le faire en fonction du niveau d'historicité que je prétends avoir ?"
Le comment, ça vient après, si ça passe... 

Le costume médiéval, c'est un puzzle, dont il manque la majorité des pièces. Pour cela, il faut de la patience, du temps, savoir analyser les quelques pièces dont on dispose, savoir où les mettre, les changer de place éventuellement.Tout cela demande énormément de réflexion et nécessite d'avoir conscience de ce qu'on a en main. 

Parcourez le blog, et vous trouverez pas mal d'exemples de sources qui ne peuvent pas être utilisées pour une raison ou une autre...

Et encore, on n'a pas vraiment envisagé la question majeure : contextualiser. 
(Et le chapeau en haut d'article... C'est pas une bonne idée du tout ! La Tunicella non plus...)



mercredi 29 août 2018

METHODOLOGIE 1

FACE AUX SOURCES
Aujourd'hui : pinterpest 

Costumes de 1100. Source pinterest

La recherche de sources est indispensable dans la connaissance du costume médiéval.
Une très bonne méthodologie a été élaborée par les Guerriers du Moyen Âge, que vous pouvez lire ici
Vous trouverez d'excellents conseils pour débuter.
Je vais surtout tenter d'éviter les redites et développer, compléter, ce qui peut y être dit. Mais ce n'est pas le premier propos de cet article. On n'est pas là pour faire doublon.

J'espère surtout que les infos vont être accessibles à tous. Si ce n'est pas clair, n'hésitez pas à me le faire savoir dans les commentaires. Je vais vraiment essayer de faire simple (parce que parfois, ça peut être très pointu. Pas toujours, rassurez-vous !).

Si l'on veut s'approcher du costume histo médiéval (quelle que soit la période), il faut, avant même de commencer, se poser des questions.
Il faut approcher la source, la comprendre.
Il faut voir si la création d'un costume ou d'un accessoire est possible, dans l'état actuel des connaissances.
Au début, se poser ces questions peut paraître rédhibitoire. Mais, avec la pratique, cela va de plus en plus vite, et on finit par repérer les éléments qui seraient à mettre de côté.
Plusieurs articles du blog montrent que les oeuvres d'art et les textes sont sujets à caution. Il faut conserver un esprit critique devant les sources, et douter.
En établissant une liste de tout ce qui pourrait poser des problèmes. Le bénéfice : ne pas dépenser de l'argent pour rien. L'apprentissage par l'erreur est quelque chose de précieux. Mais ça revient cher.
J'ai déjà fait part de certaines de mes erreurs, et je crois que plusieurs ont commis les mêmes.
Phénomène courant quand on fait des recherches. On s'égare avant de trouver la bonne route. Après tout, ce serait pas mal si on évitait que d'autres se perdent.
Bon, si vous êtes toujours là, on va commencer.

Et pour introduire cette série d'articles sur la méthodologie (même si c'est déjà commencé depuis un bout de temps)... on va parler de quelque chose que beaucoup utilisent... très mal. Et qui est présenté comme la panacée en matière de recherches de sources.

J'ai nommé : pinterest.
Le sujet qui fâche...
 Je n'ai jamais caché que je n'aimais pas du tout ce moyen de se documenter. On va développer un peu. (Je sais que certains en font un bon usage. Mais c'est rare, donc, pas la peine de me le signaler ;) )

Déjà, la plupart du temps les images sont présentées pêle-mêle, sans contexte. Or le contexte est indispensable pour analyser une source. Si on n'a pas la date, le sujet, les références, on est mal. Et pour avoir testé, il faut parfois 6 heures de recherches (sans exagération, je le précise) pour retrouver l'image d'origine, qui a indiqué dans quelle bibliothèque se trouvait le manuscrit (et la cote si on a de la chance) en russe (c'est du vécu, donc, en prime, faut traduire le russe. Ou le japonais). De là, on écrit à la bibliothèque (si on a réussi à déchiffrer) et on attend la réponse (si le bibliothécaire connait tout ce qu'il y a dans ses manuscrits)... Parce qu'on a vraiment besoin de la cote, de la date, du type d'ouvrage, du lieu de réalisation, du folio et du sujet ! (on reviendra dans un autre article sur le pourquoi de tout ceci)
Bref, autant passer directement par le site de la bibliothèque et faire tout leur catalogue, ça va plus vite et on a les infos.

Je vous laisse imaginer quand ce sont des détails. La recherche est encore plus compliquée. Donc, la perte de temps plus importante.
En fait, ce boulot ne sert qu'à ceux qui ont déjà toutes les références et connaissent déjà les images. Très bon début pour le partage des sources... (j'espère que vous sentez le ton de cette phrase mode "enthousiasme feint")

Autre cas... les fausses infos. Par exemple les gisants des deux premiers articles (Roermond et Stuttgart) dont il est question ici
Le gisant de Stuttgart, source wikipedia

On va les trouver datés du XIIIe siècle. Alors que ce n'est pas le cas. Parce que les personnes qui ont épinglé ces photos se sont basées sur la date de décès et pas sur l'étude des sculptures et leur date de réalisation. Pourtant il y a des indices : des éléments de costumes impossibles aux dates de décès. Le hic c'est que ces choses chronologiquement impossibles se retrouvent justifiées dans des costumes XIIIe par la photo pinterest. Voilà voilà... Les anomalies sur des costumes sont possibles, et ce sont des cas passionnants. Mais dans la quasi totalité des cas une anomalie costume indique qu'on va trouver des choses marrantes dans l'histoire de l'oeuvre (restaurations abusives, repeints, faux, etc.)

Les accessoires sont souvent traités en vrac, et, encore, mal datés. Mal contextualisés. Et les enluminures sont avec les gravures romantiques et les restaurations du XIXeme. Sans avertissement.

Certains postent ces images parce qu'elles leur plaisent. Pour partager des choses qu'ils ont aimé, et c'est tout à fait honorable. Le problème vient de la perception de celui qui voit ces images, et les reçoit sans précautions, et souvent sans savoir séparer l'histo de la fantasy et de l'invention pure. Des choses non sourcées peuvent alors être reçues comme des sources par des gens qui débutent. (On a tous débuté et fait des erreurs ! Rassurez-vous les débutants !)

Je passe sur les reconstitutions plus ou moins réussies de costumes épinglées. Le bien côtoie les pires choses du commerce, l'histo est avec Arwen, Cersei et la fête médiévale où les gens du village prennent plaisir à s'habiller de manière médiévalisante, sans prétention... Pour le XIIIe, je crois n'avoir croisé que deux reconstitutions correctes  (et 5 à peu près correctes). Je préfère ne pas parler du carolingien. Même les XIVe et XVe siècles sont maltraités. Dans les périodes d'avant la seconde moitié du XIVe, les costumes corrects ne sont pas les plus épinglés. Faites du bling bling. C'est pahisto mais ça se diffuse à la vitesse de la lumière.
Costumes du Xe siècle, d'après une page pinterest...

J'ajoute que j'ai trouvé sur pinterest des costumes que j'ai réalisés mais que je ne considère plus comme corrects depuis 2010. Je ne les ai pas postés sur pinterest. Quelqu'un les a trouvés chouettes, merci. Mais ils ne sont pas bons. Et il est difficile de corriger cela. Pinterest favorise la diffusion de costumes qui ne sont plus valables historiquement.

Et comme on parle du pahisto qui se diffuse... J'ai trouvé hier ce montage, réalisé par Mim Carrington, qui m'a autorisée à le reproduire ici :

Vous le voyez le problème ?
Ces costumes circulent sur la toile depuis quelques années, et c'est un cauchemar. Ce sont des costumes de spectacle, comme le montre la dernière image. Ils sont inspirés de costumes médiévaux, mais en aucun cas historiques. Ils sont beaux, ils sont très beaux, mais ne correspondent à rien d'historique. Les arrangements avec l'histoire sont nombreux. Quand ils sont sortis la première fois, c'était en tant que pièces archéologiques byzantines XIIe. Je me souviens qu'on était deux, sur une mailing list, à expliquer que ce n'était pas correct. J'ai été seule pendant longtemps, à me faire descendre, mais, heureusement, Tim Dawson est apparu et a confirmé ce que je disais. Et comme les personnes qui voulaient à tout prix que ces costumes soient des pièces byzantines d'époque ont Tim en haute estime, la conversation a stoppé net.
Comme on le voit sur le montage, ces costumes sont qualifiés de tout et n'importe quoi. Italiens, Byzantins, Vikings, XIIe, XIIIe...
Super, la source pinterest...
Ca reste de magnifiques costumes de spectacle pour le Palio de Legnano, et on ne peut que féliciter les personnes qui en sont à l'origine.

Pour faire un costume histo, il est indispensable d'avoir, avant de commencer, toutes les données qui peuvent permettre de juger de la pertinence de la source. On reviendra là dessus, même si ces questions ont déjà été abordées ailleurs dans le blog (restaurations, particulièrement). Les données sont la date, le medium, le contexte, l'origine géographique, le sujet. Très important le sujet. C'est ce qui est le plus zappé, avec le contexte. Or LA QUASI TOTALITE DE CES INFOS EST REGULIEREMENT ABSENTE DE PINTEREST. Une simple localisation et une date (pas fiable, cf les gisants) ne suffisent pas. Pour avoir les infos, il faut retourner à l'épingle d'origine, si ça a été bien fait (ça arrive, heureusement ! Tout n'est pas négatif sur pinterest).

Le problème, c'est qu'ainsi, pinterest n'est utilisable que par ceux qui ont posté les images (en espérant qu'ils ne se soient pas trompés...) et par ceux qui ont déjà une très bonne connaissance du sujet et savent reconnaître un sujet, un style, une époque. Or, c'est souvent consulté par des débutants qui, de bonne foi, se lancent dans des réalisations ratées d'avance.

Je ne sais pas si ceux qui font de la reconstitution d'autres périodes ont les mêmes problèmes. La reconstitution du costume médiéval exige une approche rigoureuse et une méthode scientifique. Ce n'est hélas pas possible avec un medium de type pinterest (à part les trop rares exceptions...)

Si vous utilisez pinterest, n'hésitez pas à demander avant de vous embarquer dans un projet. Sélectionnez ce qui vous plait (de préférence, pas des reconstitutions) et rendez-vous sur une page FB ou un forum. FB est hélas plus employé, mais on y trouve surtout des personnes qui veulent des compliments. Les forums, trop abandonnés, permettaient de recevoir des conseils bien plus développés et d'engager des discussions plus poussées... Les plus gros progrès sur les costumes médiévaux en reconstitution ces dernières années ont été faits sur forums...

dimanche 26 août 2018

COSTUME XIIIE

LE DECOLLETE AU XIIIE
SOS, rectification d'encolure
Merci à Claire Barbier pour cette photo de Chartres. L'encolure est trop large pour du 1220. On va voir ce qu'on peut faire pour sauver ça.

Dans mon livre sur le costume au XIIIe siècle j'avais consacré quelques pages à un phénomène de mode : le décolleté. Je pense qu'il est temps d'y revenir car il se trouve qu'on en voit de plus en plus en reconstitution...

Les sources
La Ronde au dieu d'amour
Manuscrit du Roman de la Rose (vers 1430), miniature par le Maître du Roman de la Rose de Vienne, ÖNB, Cod.2568.

Elles sont peu nombreuses, c'est vrai : jusqu'à présent, j'ai quelques sources écrites :
- le Roman de la Rose (v. 13317-13322) vers 1270, l'exemple le plus célèbre,
- une loi somptuaire florentine de 1310 qui exige que les femmes soient couvertes jusqu'au cou,
- un poème moral anglais de 1320,
- le "dit des Cornettes", poème satirique de la 2e moitié du siècle,
- Robert de Blois, qui est le plus ancien à le mentionner (milieu XIIIe)
- et enfin la "Clef d'Amors", vers 1280.
On en est à 6 sources écrites avant l'apparition "officielle" du décolleté vers 1320 en Italie (oui, je mets la source anglaise dedans, parce que j'ai du mal à imaginer qu'un moine du nord de l'Angleterre ait été immédiatement au courant de la mode italienne...)
Donc, les écrits nous apprennent que le décolleté est bien présent dans la seconde moitié du XIIIe siècle.
Pour les sources iconographiques, la première est une Madeleine du musée de Fribourg. Dans mon livre elle était datée 1250, mais depuis l'exposition sur l'art gothique à Strasbourg en 2015, Jean Wirth a baissé la date à 1235 environ.
site du musée de Fribourg, vers la statue de Madeleine

On a aussi la Vierge de Constance, vers 1270. Ces deux oeuvres sont publiées dans mon livre. Je vous renvoie également à l'article de Jean Wirth dans le toujours indispensable Le Corps et sa Parure. On constate que ce sont des décolletés légers. Surtout Madeleine. On a encore trois madones datant d'autour 1300, originaires des Abruzzes. Là aussi, cela reste très léger.
Et... Tadam... j'en ajoute une, dénichée à Prague. Une Madone, encore, vers 1300... qui nous vient d'Espagne. Ca s'élargit.

J'ajouterais bien cette belle Madeleine de vers 1270, Allemagne, mais elle est tellement restaurée qu'elle n'est absolument pas une source fiable...


Analyse de ces sources
Ce qu'il ressort d'abord, c'est qu'il s'agit de cottes qui se passent sans amigaut (merci les 5 sculptures). Ensuite, cela vaut pour une bonne partie de l'Europe occidentale : sources italiennes, germaniques, françaises et anglaises. On ne peut pas parler d'un épiphénomène.
La perception du décolleté est différente selon les auteurs : moqueries, condamnations, et "On en veut ! On en veut !" (si la poitrine est belle, évidemment).

Photo Calt/M6/Kaamelott etc.
 Je remets ici la traduction de Robert de Blois que Marie De Rasse avait eu la gentillesse de faire pour mon article "Séduire au XIIIe siècle", paru dans Moyen Âge et disponible sur ma page academia : 
"Et la dame doit bien savoir cela : / Celle qui souvent se découvre, / En voyant les gens, agit mal. / On dit que c’est un signe de prostitution / Et pour cette raison la dit-on non sage."
 Un exemple d'un point de vue négatif. 

Un autre tout aussi délicat, issu du dit des Cornettes
Une robe ainsi ouverte au cou ressemble au trou des latrines, ni plus ni moins, On peut facilement voir leur poitrine et on peut facilement y mettre ses deux mains ou une miche. Une telle fierté ne vaut rien.
Une belle brochette de cuistres misogynes. On peut le dire. 

Pour faire bonne mesure, l'avis de Jean de Meun dans le Roman de la Rose, qui en plus nous donne les longueurs : 
Si elle a un beau cou et une gorge blanche, qu'elle veille à ce que son tailleur lui découpe dans sa robe un si beau décolleté qu'on voie sa chair blanche et nette un demi-pied sur le dos et sur le devant. Elle n'en sera que plus séduisante. 
 
Ces tenues concernent les jeunes filles, ou, peut-être, des femmes mariées encore très jeunes. Les textes positifs louent la jeunesse, la beauté, la fraîcheur. Bref, passé un certain âge, mieux vaut s'abstenir.
On pourrait envisager que le décolleté est automatiquement une chose négative, mais on le voit sur la Vierge. Donc, quelques artistes l'ont considéré comme positif, à une époque où il est courant de représenter la Vierge avec des signes de séduction.  Les images rejoignent les textes.
Bref, le décolleté, qui, rappelons-le, n'est guère profond, reste, bis, réservé à la jeunesse et à la séduction. Ce qui explique que les moralisateurs ont craqué et nous ont servi des propos pas très sympathiques... 
ET SURTOUT, C'EST FEMININ ! 
SI VOUS N'ETES PAS UNE JEUNE FEMME DE LA SECONDE MOITIE DU XIIIe SIECLE, LE DECOLLETE N'EST PAS POUR VOUS ! (dans la mesure des connaissances actuelles...)

Les problèmes
Comme évoqué plus haut, on voit de plus en plus de décolletés ou d'encolures trop larges en reconstitution XIIIe. Pour tout le siècle. Et en prime sur des hommes. Là, aucune source avant 1320. Rien dans les textes. Rien dans les images. Donc, messieurs, couvrez-vous, je vous prie. 
De plus, n'oublions pas un détail important : le surcot recouvre bien souvent un possible décolleté. On ne sort pas simplement en cotte. Il y a le manteau et le surcot. Or, la mode de la deuxième moitié du XIIIe tend à dissimuler le corps, et la cotte, sous d'amples et longs surcots. La cotte elle-même étant d'une grande ampleur et longueur. Afficher le décolleté est pratiquement impossible, et relève du privé pour une jeune femme respectable. 


Oups, j'ai trop coupé...
Qu'on soit homme ou femme, on peut avoir cédé à la nouvelle et regrettable tendance des encolures trop ouvertes en XIIIe, ou avoir tout bêtement eu un coup de ciseaux malheureux.
Pour savoir si c'est trop ouvert, c'est très simple : si vous pouvez passer votre cotte sans amigaut, il y a un problème, et il faut rétrécir.
Je remercie Claire Barbier qui a eu l'amabilité de me laisser utiliser sa photo d'encolure trop large qui ouvre cet article (mais c'est un costume en travaux). Et je me porte garante de sa respectabilité.

Ne vous désespérez pas, il y a une solution ! Proposée, validée par Catherine Besson. Et hop, le tuto vite fait bien fait avec des robes à grande encolure. 

SOS ENCOLURE 
On est bien d'accord : l'encolure XIIIe, pour homme comme pour femmes, sauf les jeunettes qui peuvent se permettre d'avoir un décolleté d'après les cuistres voyeurs qui y sont favorables, c'est une ENCOLURE RAS DU COU AVEC AMIGAUT OU BOUTONS ( boutons possibles pour la 2e moitié du siècle).
Matériel nécessaire :
- craie
- ciseaux
- épingles
- fil
- aiguille
- dé à coudre si vous aimez 
- fermail

- des photos floues (marque de fabrique)

J'ai pris 2 vieilles robes. Une en lin, avec une énorme encolure, une en laine avec une encolure plus étroite, mais qui passait sans problème. 
On commence avec le lin. 
Ceci fut considéré comme du méro (rigolez pas trop fort !)
Avec la craie, vous dessinez un triangle (le galon aide pas...)
Là, j'ai épinglé, mais on voit déjà comment l'encolure a été rétrécie. J'aurais pu rétrécir un peu plus sans ce galon pahisto du tout (comme le reste de la robe)
C'est tout bête... L'intérêt de cette méthode, c'est qu'elle fait aussi remonter les épaules, qui ont tendance à être placées trop bas sur beaucoup de costumes XIIIe. D'une pierre deux coups !

On passe à la pratique sur de la laine, sur une robe qui fut carolingienne (mais entre la qualité du tissu et la couleur, elle irait mieux en XIIIe.)
Robe bien chaude... Trop courte pour une tenue de femme. Mais y aurait peut-être moyen d'en faire une tenue noble homme XIIIe après avoir rectifié l'encolure et les manches (y aura encore du boulot pour les manches, ceci dit). 
On pince afin d'être le plus près possible du cou.
Le fait de bien pincer fait qu'on peut bien tracer le triangle. (Ca tombe bien, ça englobe la broderie jamais finie parce que je me suis rendu compte que ça servait à rien...)
Snip snip, un coup de ciseaux au centre.
Snip snip, on coupe en laissant un peu de place pour les ourlets.
On vire la bande déco qui de toute manière était pahisto en caro non plus et on met un fermail pour vérifier. Et voilà ! yapuka coudre l'ouverture d'amigaut. On a déjà bien gagné. On peut resserrer encore un peu si on veut pour que ce soit plus près du cou. Et puis on passe un coup de brosse pour ôter les fils disgracieux.
Voilà donc un moyen simple et efficace de récupérer une tenue XIIIe trop ouverte à l'encolure. 
On peut s'en sortir et transformer en 2 ou 3 coups de ciseaux une robe pahisto en tenue histo.

PERLES DE COUTURE

PERLES DE MOULINETTE
Infiniment petit

Manteau de Roger II de Sicile

Il y a des gens qui sont méga fans de perles. Genre Elizabeth Ière et son adorable papa ou encore cette chère Cléopâtre
.
J'aime beaucoup ça aussi. J'avoue.

photo Dargaud
Fan des pendants baroques, j'ai évidemment remarqué que dans le costume médiéval, on trouvait parfois des perles par-ci par-là.

Evidemment, j'ai très tôt craqué.
Mes premières créations étaient pleines de pierres, perles, broderies... Bling bling de chez bling bling. Et les exemples ne manquaient pas pour sourcer les choses. C'est que le Moyen Âge a fait un gros usage des perles. De perles relativement grosses (entre 5 et 8 mm).
Je précise que je ne faisais pas passer ça pour de la tenue de tous les jours, mais bien pour de la tenue d'apparat. J'avais au moins un minimum de présence d'esprit.
Je vous laisse imaginer le temps passé, et l'investissement en perlouzes. Je ferai un jour la critique de ma tenue la plus flashy, mais, j'attends la publication d'une certaine étude.

J'ai fait attention à certains aspects : éviter les perles de plus d'un centimètre de diamètre. J'en ai utilisées 3, sur une pièce d'argenterie. 1cm maximum. En effet, on n'avait pas encore de perles plus grosses au Moyen Âge.
J'ai aussi préféré les perles d'eau douce, plus irrégulières. On n'est pas chez Mikimoto.

Et, comme toujours, j'ai fait de plus en plus attention aux sources, en les analysant avec méthode.

L'utilisation des perles pour l'apparat était évidente. Même pour le gros apparat. Les usages étaient surtout flagrants pour les religieux et les circonstances sacrées.
Plus j'étudiais la chose, plus je regardais mes robes emperlouzées avec tristesse. J'avais déjà abusé des broderies, aurais-je abusé des perles et cailloux divers ?
Ben...
J'en ai bien peur.

M'étant pas mal intéressée au costume XIIIe et à ce qui précède pour mes recherches actuelles, j'ai été frappée par plusieurs éléments.
Déjà, au niveau des broderies sur costume, on est dans de l'exceptionnel. La belle tenue d'apparat. Le vêtement qu'on ne porte pas tous les jours. Ce qu'on garde pour les très grandes occasions : couronnements, mariages, rencontres entre souverains, etc. On rejoint là les remarques concernant les broderies.
Les ceintures ornées de perles, qui existent, sont du même acabit. Il en reste déjà très peu. Les plus célèbres étant celles de Fernando de la Cerda (encore lui) et le cingulum dit de Roger II, qui fait partie des regalia du Saint Empire et de l'empire d'Autriche, après avoir été le symbole des rois de Sicile.

Ca tombe bien, je reviens de Vienne. Donc, j'ai vu le cingulum, et d'autres petites choses avec des perles.
Déjà, il convient de préciser que le cingulum n'est pas une ceinture anodine. C'est, aussi bien chez les religieux que chez les souverains, un accessoire symbolisant le pouvoir, héritage de la tradition antique. C'est un symbole très important. Il ne fait pas partie des regalia pour rien.

Une chose est vraiment frappante quand on voit le cingulum : la petitesse des perles. Elles sont tout simplement minuscules par rapport à ce qu'on a l'habitude de voir (tout est relatif). Moins de 5 millimètres. Et irrégulières. Peu nombreuses si on compare cela aux autres regalia du Trésor Impérial, elles n'ornent que les parties tombantes du cingulum.


En ce qui concerne la ceinture de Fernando, il s'agit d'une ceinture d'apparat, qui pose encore beaucoup de questions. On ne peut pas parler de regalia, mais elle est en tout cas personnelle, de par les armoiries. Les plus grosses perles ne sont pas cousues mais piquées dans l'ensemble orfévré par des tiges métalliques, comme dans les couronnes. Les plus petites, formant un motif, sont elles cousues. On retrouve ce qu'on observe à Vienne.
photo patrimonio nacional
Ce sont deux objets royaux (Fernando était prince héritier, on n'est pas loin du trône, et ce n'est pas de sa faute s'il n'a pas vécu assez longtemps), très précieux. En dehors de ces contextes royaux et ecclésiastiques, je ne crois pas qu'il y ait d'autres objets similaires. Les perles sont sur des ensembles eux mêmes précieux, garnis selon les cas d'émaux, de soies riches et d'autres jolies petites choses, qui ont une fonction précise : signifier le statut extraordinaire du porteur. L'une est une ceinture de tissu, l'autre un objet orfévré. Dans la limite des connaissances actuelles, il est plutôt déconseillé de poser des perles sur une ceinture XIIe ou XIIIe (ou alors, il faut se montrer très cohérent pour tout le costume et taper dans la tenue à usage rarissime). Nous ne sommes pas encore dans les ceintures de noblesse qui vont suivre, ou dans l'étalage de richesse du XIVe siècle.
Fin XVe, c'est plus gros, et plus régulier...

On se balade entre l'Espagne et Vienne (mode Charles Quint...). Le cingulum n'est certainement pas le seul objet plein de perles du trésor impérial.
Détail de la Tunicella

Le manteau de Roger II de Sicile, la tunicella bleue, l'aube, l'étole (plus tardive), les chaussures, les gants, etc. ont tous en commun des décorations à base de perles minuscules. On peut en trouver une de près d'un cm sur le gants présenté de dos. Mais c'est un cas isolé. On est généralement sous les 5mm. Autour des pièces émaillées de la tunicella, on va trouver des perles légèrement plus grosses, et un peu plus rondes, cousues isolément. Les perles de l'aube semblent aussi plus grosses que celles du cingulum et du manteau. Mais on reste dans le petit, malgré tout. Et il faudrait voir aussi s'il y a eu des remplacements...
Détail de l'aube

Et surtout, surtout, les perles sont irrégulières. J'insiste, j'insiste...
Pompe impériale, dans tous les sens du terme....

Les choses changent lorsque l'on passe à la couronne impériale. Les perles sont majoritairement toujours minuscules sur l'arc. En revanche, on trouve des pièces plus grosses (mais, toujours moins d'un cm de diamètre !) sur les diverses plaques et la base de l'arc.

Le globe impérial est aussi orné de perles "grosses", alors que le fourreau de l'épée cérémonielle contient des petites perles.

Pour simplifier... Lorsque l'on a une perle "isolée", celle-ci est d'un diamètre important (enfin, je me comprends... C'est du 7mm au grand maximum, je pense), plutôt perle d'huître. Lorsque l'on a un groupe de perles (rangée, etc.) on a du très petit diamètre. Ce n'est plus de la perle de moule, c'est carrément de la perle de moulinette.
Manteau

Enfin, au risque de me répéter, c'est très irrégulier. Et ça reste réservé à des objets extraordinaires, pour des circonstances exceptionnelles. Et elles font parties d'ensembles eux mêmes remarquables.
Manteau


Bref, les perles, c'est beau, mais faut savoir les utiliser à bon escient.

Sinon, pour ceux qui font de la reconstitution renaissance, je pense que je vais me séparer de tout un stock de perles...

(NB : Les regalia se trouvent au Trésor Impérial de Vienne. Photos personnelles, dans des conditions d'éclairage... euh... Comment dire ?)

mardi 21 août 2018

DANS LA BIBLIOTHEQUE AVEC UN CHANDELIER

GAFFES, BEVUES ET BOULETTES...
Dans les bouquins, tout n'est pas bien

Photo du film Le Nom de la Rose

Ca fait pas mal d'articles que j'aborde la question des sources iconographiques, voire archéologiques et des diverses précautions à prendre lorsque l'on s'en sert. Et ce n'est pas un secret que je suis loin d'être une fan de pinterest est d'autres media qui apportent peu de renseignements pertinents. Une image doit être analysée, confrontée, vérifiée, pour pouvoir être utilisée, que ce soit dans la recherche concernant le costume, ou autres.
La source principale reste quand même imprimée. J'adore les livres, c'est plein de choses intéressantes, il y a un petit plaisir à tourner les pages... Et comme tout n'est pas numérisé, cela reste un moyen incontournable d'apprendre plein de choses et surtout de vérifier.
Mais... Il y a forcément un (même plusieurs) mais... On trouve dans les livres pas mal de choses qui ne sont pas valables, ou ne le sont plus, mais qui, bien souvent continuent d'être diffusées, reprises, etc.

On ne tire pas sur les ambulances, c'est pas gentil, mais...
Viollet-Le-Duc. Il a écrit des choses intéressantes, tout en restant un peu trop de son époque, le romantisme... Les joies des oubliettes. Alors, si déjà, en archi on trouve des boulettes, je vous laisse imaginer en costume.
Photo wikipedia, Viollet-Le-Duc en costume

C'est la foire au n'importe quoi, et les spécialistes passent en gros leur temps à le rectifier (voir par exemple l'article de Monica Wright sur le bliaut dans Medieval Clothing and Textiles 14).
Photo éditeur

Il s'embrouille dans les termes, il a cherché à associer images et noms... Et souvent, il est tombé à côté. Là, on peut vérifier avec la chape qu'il appelle garde-corps (confrontation avec les sources premières où l'on voit que le garde-corps est une couche complémentaire du surcot et de la cotte et la chape une couche externe. En gros, ce serait l'équivalent de notre actuel manteau, et le garde-corps, un équivalent au gilet (je prends cet exemple pour bien replacer dans les couches et mettre en évidence les usages. On peut trouver à y redire, j'en conviens). Après, il réinterprète les oeuvres d'art, et ce n'est pas toujours pertinent.
Néanmoins, on l'aime bien... Il a préservé des sources. Et c'est surtout un témoin de son temps. Il faut juste en être conscient.
Le gros problème c'est que son vocabulaire costume a été repris par ses successeurs pendant des générations et qu'on commence seulement à faire le ménage. On pourrait d'ailleurs en dire autant de Quicherat. La lecture critique de Viollet-Le-Duc a largement mis en avant ses limites et ses erreurs.
Eugène reste une source primordiale pour la compréhension de la vision du Moyen Âge au XIXe siècle. Mais pour le reste... Les recherches actuelles tendent à montrer que lui et Jules sont totalement dépassés. De là à dire que puisqu'on lui doit la diffusion du mythe des oubliettes, autant l'y envoyer... Non... Faut pas pousser pépé dans les oubliettes quand même. Ca se fait pas. C'est, bis, un témoin de son temps.

Enceinte ? Pas enceinte ? Enceinte ? Les deux Giovanni
Photo wikipedia

Autre exemple intéressant, que j'avais traité dans un article de Moyen Âge, et évoqué dans le blog : les Epoux Arnolfini de Van Eyck. On va la faire brève.
Le tableau avait été génialement analysé par l'un des grands spécialistes de l'image : Erwin Panofsky. Pour lui, madame Arnolfini n'était pas enceinte, elle suivait juste la mode du coussin qui fait comme si. Et c'était leur mariage. Théorie acceptée pendant... 60 ans.
Jusqu'à ce qu'une chercheuse découvre un cadeau de mariage fait par le duc de Bourgogne à Giovanni Arnolfini... Plusieurs années après. Bizarre autant qu'étrange. En fait, il y avait deux Arnofini à Bruges vers la même période se prénommant Giovanni. L'accident bête.
Evidemment, sur le tableau, c'est l'autre Arnolfini.
Du coup, l'interprétation du tableau est totalement différente (elle est enceinte). Et on découvre que pendant des années, on a, en toute bonne foi, enseigné des choses inexactes.
Bref, c'est toujours "dans la limite des connaissances actuelles". 
Le gag, c'est que l'histoire du "elle est pas enceinte" continue à se répandre, 15 ans après l'article remettant en cause les théories de Panofsky.
Je vous renvoie aux articles :
Erwin Panofsky, Jan Van Eyck's Arnolfini Portrait', Burlington Magazine, vol. 64, n° 372 (Mars 1934), 117-127
Margaret Koster, The Arnolfini double portrait : a simple solution, Apollo, vol.158, n° 499 (septembre 2003), 3–14, article disponible en ligne : https://www.thefreelibrary.com/The+Arnolfini+double+portrait%3A+a+simple+solution.-a0109131988

La roue de l'infortune
On quitte le costume (si, si, les Arnolfini, il y avait un rapport) pour passer à quelqu'un du XIXe qui adorait Van Eyck. J'ai nommé mon cher Burne-Jones. 
Là, c'est du lourd. 
Dans les années 1970 est sorti une bio écrite par une respectable dame, Penelope Fitzgerald
 
Ca se lit comme un roman... Et c'est pas un compliment... (photo éditeur)
(1916-2000), biographie portée aux nues par les spécialistes de Burne-Jones. Comme j'ai fait ma maîtrise, mon DEA et ma thèse sur Ned, j'ai eu usage de ce bouquin. Son intérêt : il reprend pas mal d'extraits de la correspondance du peintre. C'est à dire plein d'infos primordiales. Et puis, c'est bien écrit. L'autrice est d'ailleurs ensuite devenue romancière.
Parce qu'une thèse c'est sérieux, et que je me suis dit qu'il y avait peut-être encore quelques pépites à trouver, je me suis rendue à la British Library pour consulter les originaux d'une partie des lettres (d'autres étant à Cambridge, et je pense que si j'avais demandé à mon directeur une année supplémentaire, il m'aurait assassinée. Et en prime, j'aime pas trop Cambridge, je suis plus Oxford. Na).
Après une journée à ma taper la tête contre la table en découvrant que Burne-Jones avait une écriture manuscrite pire que la mienne et celle de mon généraliste, j'ai commencé à prendre des notes, à trouver des trucs... La routine. Vu la quantité d'infos, parfois, je commençais à noter, et puis, je demandais une photocopie. Et quand je reconnaissais un truc lu dans la biographie écrite par Fitzgerald, je notais 2, 3 trucs, puis > voir FG. 
Je rentre à la maison et je passe à l'inclusion des nouvelles infos dans ma thèse. J'ai mes notes, et le bouquin de FG. Et là, gag... Je me marre en me disant que je savais vraiment pas lire le Ned courant, puisque pour une citation reprise dans tous les livres sur Burne-Jones, j'avais écrit "or" dans mon précieux cahier au lieu de "and". Le genre de petit mot qui change totalement le sens d'une phrase. J'ai donc bravement corrigé avec le "and" du livre de Fitzgerald, puisqu'elle est anglaise et que son livre est une référence absolue. 
J'ai moins ri quand j'ai reçu mes photocopies.
Le texte original, c'est bien "or", et non "and". J'ai comparé toutes les notes que j'avais prises et qui correspondaient avec du FG. Damned. Aux vacances suivantes, retour à la British Library pour comparer systématiquement tout ce que FG avait retranscrit avec les originaux. Donc un séjour en Bretagne d'Helen Mary Gaskell (la destinatrice des lettres, qui les a offertes à la British Library et avait annoté les enveloppes) a été transformé en séjour en Italie par FG... Les dates étaient quasi toutes fausses (parfois d'une année). Je crois que je n'ai pas trouvé plus de 5 retranscriptions correctes. 
Et ceci est un livre de référence. 
J'ai souvent vu dans des bibliographies des chercheurs citer comme référence la correspondance en version "British Library" (c'est à dire les lettres originales). Dans la majorité des cas, c'est la version FG (mais ça fait mieux de faire comme si on avait vu les lettres). Les versions "réelles" sont rarissimes. 
La fiche du Musée d'Orsay concernant le tableau met en exergue la version erronée (synthétisée en prime...) et en fait un commentaire. En réalité, pour Burne-Jones, La Roue de la Fortune ne nous écrase que si on lui résiste. C'est cela la vraie signification du tableau et pas celle qu'on trouve dans les livres sur Ned et sur le site d'Orsay.
J'ai accepté mon sort, et le tour joué par la Fortune, et j'ai repris toute ma thèse. Et la Roue ne m'a pas écrasée.
Photo wikipedia

Je regrette toujours de ne pas avoir fait la vérification avec les extraits ne provenant pas de la British Library, ceci dit.

Lost in translation
Là, on va faire bref, et on revient au costume.
Prenez votre Joinville, éditions Lettres Gothiques.
Cherchez le mot satin dans les pages de droite (français moderne).
Comparez avec la page de gauche (français médiéval).
Et qu'est ce que vous voyez ? 
SAMIT ! Bref, un sergé...
Le samit et le satin, c'est pas pareil, et le satin n'était pas arrivé si tôt en France dans la mesure des connaissances actuelles (vu que les plus vieilles références datent des années 1270 en Espagne et Angleterre, et que Saint Louis est mort en 1270, il aurait eu du mal à porter du satin plus tôt) 
Toujours vérifier les textes d'origines (ça sert pour voir ce qu'est une touaille, aussi...)
Et du coup, je dois changer une doublure moi...  
photo éditeur

Autre exemple. 
Le moine de Saint Gall, Abbon, et sa description du costume des Francs. Dans Tissu et Vêtement, 5000 ans de Savoir Faire, ouvrage de 1986, on trouve des bandes de lin de couleur vermillon, traduction d'un texte latin. Le mot "vermillon" n'avait alors pas de rapport avec la couleur. Dans ce même livre on retrouve, en annexe, ce texte. Et c'est une traduction différente, qui parle de haut-de-chausse (pas très correct à l'époque). Ne parlant pas le latin, j'ai passé le texte original à deux personnes différentes... Même résultat : bandes de lin, et pas de haut-de-chausse. Pour le vermillon, prenez donc rendez-vous avec Michel Pastoureau.

Deux cas différents (je pourrais en trouver d'autres). Le premier est certainement lié à une connaissance limitée des termes liés au costume médiéval et au textile. C'est très courant, malheureusement. 
Débrouillez-vous pour avoir toujours le texte médiéval en plus de la traduction, pour pouvoir vérifier. Parfois il faut passer par une édition anglaise, allemande ou italienne pour avoir le texte en ancien français, mais c'est nécessaire. On trouve pas mal de bases de données pour les termes en ancien français, ou en ancien anglais (voir le Lexis Project de l'université de Manchester, par exemple).
L'autre cas... J'aurais tendance à voir le coup de fatigue. Ca existe quand on bosse fort. Il est 3 heures du mat. Vous êtes devant votre ordi. En face le lit, avec le chat et Morphée qui ronflent allègrement... L'accident bête. Le faux ami... Ca marche très bien avec l'anglais (ça sent le vécu). Les auteurs sont des êtres humains. Ils fatiguent eux aussi. Et,  la méconnaissance du costume...

Gare aux coquilles
On va faire encore plus bref.

Dans un livre sur les couleurs de qui vous savez, il est question de teinture à l'oseille. L'oseille n'est pas une plante tinctoriale. Et certaines personnes promptes à démonter tout ce qui les dérange ont fait leurs choux gras de cette erreur. Dans d'autres ouvrages sur la couleur du même auteur (cherchez pas longtemps, c'est bien celui auquel vous pensez), on parle de teinture à l'orseille. Là, c'est bon, c'est une plante tinctoriale. Coquille possible du correcteur, ça arrive. Et quand on a écrit un bouquin et qu'on se relit... On rate des choses. Surtout si c'est des mois après et qu'on est passé à un autre sujet. Le cordon ombilical est coupé. 

Erreurs d'interprétation
Les errata, c'est fait pour ça.
Dans mon propre bouquin, j'avais présenté la ceinture de Fernando de la Cerda. Il y a dessus une jolie pièce d'orfèvrerie, présentée dans le bouquin Vestiduras Ricas, catalogue d'expo des costumes de la nécropole royale de Las Huelgas (Castille), comme servant à passer l'épée. Bon, ça fait bizarre, mais c'était sourcé. Après discussions avec diverses personnes, et vérifications, les autres interprétations sont venues : c'est certainement pour accrocher l'aumônière. Heureusement, l'erreur (du moins dans mon livre sur le costume 13e) fut réparée en fin d'ouvrage, par une petite correction.
Ca, c'est de la ceinture !

Les erreurs d'interprétation sont courantes. Parfois un auteur revient sur ce qu'il croyait vrai quelques années (mois) auparavant. C'est normal. Les connaissances évoluent. On cherche toujours. On rencontre des gens qui vous amènent un autre point de vue. 

Lost in translation 2
Dans un article de l'excellent Le Corps et sa parure, Gil Bartholeyns expliquait une histoire de cale liée à la fécondité masculine. Si vous suivez mes aventures, vous voyez de quoi je parle. C'est un raisonnement qui m'a paru très tarabiscoté, et m'a bien fait rire. En fouillant un peu, je suis tombée sur l'article d'origine (cité un peu plus loin dans l'article de Bartholeyns), dû au génial et regretté Michael Camille. Là, les arguments étaient d'une limpidité éclatante, malgré la langue différente. Ce qui paraissait exagéré dans l'article en français était présenté de manière imparable dans l'article original. Bref, on avait tout à gagner à remonter à la source de cette théorie. 
photo éditeur

Conclusion
Ces quelques cas, réels, sont là pour montrer la nécessité de ne pas se contenter d'un livre. Il faut jouer au saumon, et aussi croiser les sources. On peut avoir de mauvaises surprises : des sources manipulées (ça, je n'en ai pas parlé, je laisse ces personnes qui ne sont pas des chercheurs devant leurs responsabilités), des erreurs... La liste est longue, et je pense que tous les chercheurs ont leurs anecdotes.
Les sources textuelles sont celles qui nous amènent le plus d'information sur les noms de matière, leur usage, leur fréquence, leurs prix, leur commerce, etc. Les livres et articles permettent d'avoir des informations et des interprétations. Mais, il faut savoir les utiliser, et toujours garder un oeil critique. Dans un livre ou dans un article académique, on trouvera une bibliographie. Ce n'est pas là pour appuyer ou justifier un propos. C'est là pour que l'on puisse vérifier, aller plus loin. L'exemple de mon pauvre Burne-Jones est éloquent... Quand on vérifie, on tombe parfois de haut. La recherche c'est aussi cela. On trouve de nouvelles infos, ce qui change notre vision. Et on n'est pas infaillible. Heureusement. Il faut alors rectifier.
Et c'est pour cela qu'on amasse les livres. Et qu'on est bien parmi eux.