mercredi 14 décembre 2016

Hommes femmes, emploi de modes

Pour faire genre...


Savoir reconnaître les hommes des femmes dans les oeuvres d'art, ça aide (pourquoi, tout d'un coup, est-ce que je pense à Dan Brown ?). Et quel meilleur moyen pour les repérer que les coiffures et les costumes ?
Bref, vous l'avez deviné. Un autre épisode de la saga "Connaître le costume médiéval, ça aide". 

Nous allons nous intéresser cette fois ci à deux oeuvres où il est question de problèmes de genre. Dans un cas, j'aurais tendance à me dire "mais c'est pas possible de sortir ça !" et dans l'autre "mais c'est pas possible de pas l'avoir vu avant !" (et je m'auto-baffe).

Allez ! Direction l'Italie !

Une petite chasse au faucon.
Nous allons d'abord dans la région de la Basilicate. C'est au sud de Rome, à gauche de Naples (en venant de Rome... Donc à droite sur la carte...)

Et plus précisément dans la jolie petite ville de Melfi. 

Melfi, son château qui remonte aux Normands (photo Michele Perillo/Wikimedia Commons)

Non contente d'avoir un joli château, elle compte aussi des églises rupestres. Celles de Ste Marguerite et Ste Lucie. 
Jusque là, tout va bien.
La ville est liée à Frédéric II Ohen Hoenstof Hohenstaufeune au célèbre empereur qui fit tant pour la Sicile et le sud de l'Italie, grand amateur d'art, et passionné par la civilisation orientale. Vous voyez de qui je cause, hein. (Je m'en sors bien sur ce coup là ! Personne n'aura remarqué que je ne sais pas écrire Ohenstau son nom.)
Et du coup, ben, son château ne suffit pas. Faut le voir partout. Mais vraiment partout. 
Peut-être un peu trop partout. 

Revenons à l'église rupestre de Ste Marguerite. Elle compte quelques petites fresques pas piquées des hannetons. 

L'une d'entre elles est une très belle peinture fin XIIIe représentant le Dit des Trois Morts et des Trois Vifs.
Résumé express de l'histoire :
Trois jeunes nobles vont à la chasse et tombent sur trois cadavres, à différents stades de décomposition. Forcément, ils ont un peu la pétoche, surtout le plus jeune. Les  trois morts leur expliquent qu'ils ont été comme eux et qu'eux (les vivants) seront aussi comme eux (les morts). Une réflexion sur la Vanité, et sur la nécessité de mener une bonne vie. 

Oui... Mais non...
Et voilà t-y pas que lors de la réouverture des églises rupestres, en 2012, est apparue cette théorie. 
Les personnages (vivants) sur la fresque sont des portraits posthumes de... Frédéric II, sa femme Isabelle d'Angleterre et son fils Conrad. 
Pourquoi pas, après tout. 
L'hypothèse fut faite par un critique napolitain. 
Mais... Sur quelles bases ? 

L'amour, avéré, de Frédéric II pour la fauconnerie paraît être une bonne raison. Et effectivement, le personnage le plus âgé porte un faucon. Mais est-ce suffisant ? 


Car le problème est évidemment que les trois personnages sont des hommes. 
Cela se devine aisément à leurs coiffures respectives. La mode féminine de l'époque veut que les femmes aient les cheveux séparés par une raie médiane, pendant que les hommes ont une petite frange, le dorelot. Or, c'est bien un dorelot que l'on voit sur les deux hommes derrière celui au faucon. 
En outre, il est difficile d'imaginer qu'Isabelle d'Angleterre, femme mariée, soit présentée sans voile. Ceci serait contraire aux règles de l'époque. 
Le personnage en vert, prétendu être Isabelle, porte en outre un surcot fendu sur l'avant. Une tenue masculine. 
Voir dans cette fresque des membres de la famille impériale est une idée séduisante. Mais cette hypothèse paraît peu crédible quand on analyse la manière dont ils sont vêtus et coiffés. 
En revanche, nous sommes devant ce qui est peut-être la plus ancienne représentation connue du Dit des Trois Morts et des Trois Vifs, et c'est cela qui fait de cette fresque de Melfi une oeuvre exceptionnelle !  

Psautier De Lisle, Les Trois Morts et les Trois Vifs, vers
1310-1320, Ms Arundel 83, British Library, Londres, f. 127.
Là encore, l'un des protagonistes tente de rassurer le plus jeune. (Photo British Library.)


De si jolies danseuses.

Après la Basilicate, allons en Toscane. A Sienne. 
Au Palazzo Pubblico. Et on change de siècle !
Allégorie du Bon Gouvernement

Là où l'on trouve, entre autres, de très belles fresques d'Ambrogio Lorenzetti... Allégories du Bon et du Mauvais Gouvernement. 
Les Effets du Bon Gouvernement sur la Ville (vers 1338-1340) est célèbre pour sa très belle représentation d'une cité médiévale, avec boutiques, cavalières, et danseuses...
Les Effets du Bon Gouvernement sur la Ville.
 De charmantes jeunes filles, aux robes colorées, avec des motifs impressionnants. 
L'identification des personnages dansant en tant que demoiselles remonte à... Pffffffffffffuit ! Au moins le XVIIIe siècle ! C'est vous dire !
Et, en 1991... Patatra ! 
Jane Bridgeman remet tout cela en cause dans un passionnant article paru dans Apollo. 
Plusieurs éléments, selon elle, semblent indiquer qu'il y a erreur sur les personnes. Ou plutôt sur les genres. 
Hommes ? Femmes ?
 Elle pointe les cheveux courts, et on doit reconnaître que la quasi totalité des personnages a effectivement des cheveux courts. Déjà, là, on a un petit problème par rapport aux représentations féminines. Néanmoins, "une danseuse" semble avoir une couronne de tresses, comme on peut en voir sur des figures allégoriques. Peut-être madame Bridgeman a t-elle négligé une possible présence féminine.
On voit les chevilles. C'est un fait. Mais, là encore, il y a un personnage qui semble avoir une robe un peu plus longue. La personne en rouge. Celle qui a une couronne de tresses. Ceci dit, si on compare les longueurs de vêtements avec des personnages assurément féminins, on ne peut qu'aller dans le sens de Jane Bridgeman (à l'exception de "la danseuse" en rouge) : ici, on retrouve des longueurs masculines.
Poitrines plates. On ne peut pas la contredire. Mais il faut reconnaître que les figures allégoriques d'Ambrogio n'ont pas de fortes poitrines non plus. On peut cependant noter que sur certaines de ses autres oeuvres, les femmes ont un peu plus de poitrine. 
Détail de la Circoncision. Il y a un peu plus de volume...
Couronnes de fleurs. Ceci était porté par les hommes au XIVe siècle. 
Encolures bateau. Cela peut se voir sur hommes. 

Bref... Jane Bridgeman voit 10 hommes dans ce groupe (9 danseurs et le joueur de tambourin). Je pense que, peut-être, il y a malgré tout une femme. 


Les tenues, trop courtes, sont aussi très extravagantes. Qu'on les compare aux tenues masculines ou féminines. Leur forme même est différente. Elles sont bien plus serrées sur le torse que d'ordinaire, et ceintes à la taille par des ceintures. La mode avait changé quelques temps auparavant et était devenue plus près du torse. Pour les deux sexes. Mais pas pour les notables, qui préfèrent garder des vêtements amples. 

Mais, surtout, ce qui choque, ce sont les motifs de ces tenues, l'aspect bariolé. Pour Jane Bridgeman, il s'agit certainement de musiciens itinérants, des giullari. Et il est indéniable que nous avons là un contraste très fort avec les tenues de personnages identifiés avec certitude comme respectables. De telles extravagances en ce qui concerne les motifs se retrouvent d'ailleurs, au XIVe siècle, sur des musiciens de Giotto ou du Codex Manesse. 
Giotto, le Mariage de la Vierge, Chapelle des Scrovegni de Padoue.

Par ailleurs, les découpes, fentes, broderies, et les parfums forts (non visibles ici, on s'en doute) sont des signes caractéristiques des saltimbanques. L'ornementation excessive, hors circonstances bien précise, est toujours mal perçue à cette période.  Pour Bridgeman, Lorenzetti a bien représenté ces danseurs professionnels, fort mal vus de la bonne société siennoise, et non des danseuses amateur. Mais elle précise bien qu'il n'y a pas de preuve formelle de ce possible choix de l'artiste.

Pourquoi les aurait-on pris à tort pour des femmes ? Jane Bridgeman trouve quelques clés, souvent plus tardives. L'abus d'ornementation ferait ressembler les hommes aux femmes. Et certains textes indiqueraient que les musiciens/danseurs sont vêtus de manière efféminée. Ce qui pourrait expliquer la confusion qui eut lieu pendant plusieurs siècles. Elle rejette la possibilité d'innocentes jeunes danseuses en se basant sur la mentalité de l'époque : il n'est pas bon pour les femmes de se donner ainsi en spectacle, publiquement, même pour des jeunes filles. 
Les changements de mentalité, de modes, ont joué un grand rôle dans cette confusion des genres.

La lecture de cette fresque par Jane Bridgeman est séduisante. Et elle nous paraît plus que plausible pour huit des personnages... Un léger doute subsistant pour le personnage tout de rouge vêtu. Le côté exubérant des matières est flagrant. 

Depuis l'article de Jane Bridgeman, cette nouvelle lecture a évidemment entraîné d'autres interprétations de la fresque, et du groupe de giullari. Pour cela, le lecteur peut se référer aux articles et livres cités en fin de ce billet. 

Ces deux peintures montrent, parmi tant d'autres exemples, que la connaissance des costumes et coiffures médiévales n'est vraiment pas à négliger. Elle peut conduire à rectifier une erreur d'interprétation de plusieurs siècles, et par là donner lieu à de nouvelles interprétations. Quant à la méconnaissance des modes du passé, elle pourrait bien laisser libre court à tous les fantasmes, rarement corrects...

Biblio express
Jane Bridgeman, Ambrogio Lorenzetti's dancing "maidens", A case of mistaken identity, in Apollo 133, 1991, 245-251 
Quentin Skinner, L’artiste en philosophe politique. Ambrogio Lorenzetti et le Bon Gouvernement, Paris, Raisons d’agir, 2003.
Patrick Boucheron, « Tournez les yeux pour admirer, vous qui exercez le pouvoir,
celle qui est peinte ici ». La fresque du Bon Gouvernement d'Ambrogio Lorenzetti,
Annales. Histoire, Sciences Sociales 2005/6 (60e année), p. 1137-1199.


Merci à Magali de la Reina, pour m'avoir déniché l'article de J. Bridgeman. Et à Jean Wirth pour m'en avoir parlé.



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