mardi 27 décembre 2016

MEFIEZ-VOUS DES IMITATIONS 1.

LES JOIES DU NEO-GOTHIQUE

AU PAYS DES RILLETTES


La cathédrale du Mans... Qui est bien belle.

Comme le dirait si bien notre ami Captain Obvious, une cathédrale ne s'est pas faite en un jour. 
Non seulement ça prend quelques siècles pour avoir le bâtiment, mais en prime, faut ajouter de la déco. 
Forcément, la déco suit la mode. Ce qui vous explique une Vierge XVIIIe dans le choeur de Chartres, pour ne citer qu'elle. 

Ouais ! Je suis une vierge XVIIIe et je squatte un choeur gothique !

On ne va pas aborder (maintenant... Mais ça peut venir un jour) la question des polychromies. Un coup je remets un coup de peinture fraîche, un coup, je décape le tout, un coup j'en remets, mais sur quelle base ? 
Jusqu'à présent, ça va, on arrive un peu à s'y retrouver (quoique, avec les polychromies...). 
En plus des modes, on ajoute les guerres, les catastrophes naturelles, les actes de vandalisme, les vols... Bref, vous comprenez que Minette court partout à la recherche de ses chatons et qu'il en manque toujours. 

Et voilà le XIXe qui s'en mêle.
Le XIXe, il nous a fait de tout. On a de l'historicisme, de l'éclectisme... Du Nouveau. Et du Néo. Beaucoup de Néo (qui entre dans la catégorie historicisme ou éclectisme, selon le dosage et la quantité de types de néos. L'aspirine est dans le placard, à gauche).
Pour résumer l'art du XIXe, c'est un peu le règne des Néo-Machins. "Machins" incluant tout ce qui a pu se faire dans l'art mondial depuis... Pas Lascaux parce que ça n'était pas encore découvert, mais... Depuis l'invention de l'écriture. Joie dans les coeurs !
(Je précise à l'intention des personnes qui sont déjà en train de penser que je dis du mal du XIXe siècle... Que je suis quand même spécialisée en préraphaélites. Et que j'aime ça. J'adore les néos. Les néos, c'est rigolo !)

Et parmi ces néos, les deux plus fameux sont le néo-classicisme et le néo-gothique. 

Le néo-gothique, on en a fait des monuments tout beaux, tout neufs. Et on en a fait pour restaurer ce qui était cassé dans du vrai gothique, ou pour finir aussi le dit vrai gothique (parce qu'une cathédrale... Voir Captain Obvious)


Ouais ! Je suis un vitrail néo-gothique et je suis dans la cathédrale de Sens !

Notre néo-gothique, il est du genre inégal. C'est à dire que vous en avez qui hurlent "Made in XIXe" rien qu'en les voyant de loin. Et d'autres qui sont de petits coquinoux. En gros, de bons, voire de très bons, voire d'excellents pastiches. Qui s'intègrent merveilleusement bien dans l'architecture.
Le problème vient que parfois, on ne sait pas trop quelles ont été les interventions. Parce que ce n'est pas renseigné (là, c'est si on s'adresse aux services de conservation, où les dossiers ne sont pas forcément complet... Surtout pour des interventions d'avant le XIXe sur un objet retrouvé au Musée des Monuments Français et de provenance inconnue), ou... on est simplement en train de visiter, et on n'a pas toutes les infos sous la main. 
Je crois que, en toute honnêteté, toute personne s'intéressant à l'art médiéval (même les grands spécialistes) s'est au moins une fois fait avoir, ne serait-ce que quelques secondes, par un néo très réussi. Il n'y a pas à avoir honte de l'avouer. Après tout, les musées sont plein de faux reconnus vrais, jusqu'à ce que quelqu'un mette le doigt sur ce qui ne va pas. Ou d'oeuvres sur lesquelles il y a un doute raisonnable et au sujet desquelles les spécialistes s'écharpent pour savoir si c'est du vrai ou du faux. 


Je suis un vrai, mais un vrai quoi ? Je fais causer, en tout cas...

Reconnaissons le, les infos ne sont pas forcément toujours faciles à trouver (l'ami Google n'est pas la panacée, surtout pour ce genre de recherches. Rien ne vaut le contact avec le service de conservation, ou le bon bouquin, avec du papier.). En n'oubliant pas que parfois... Ben on sait pas pour l'instant. (Et dans le doute... Abstiens-toi)
Mais, ce qui peut aider à repérer nos amis XIXe, c'est... Le regard. L'habitude des oeuvres médiévales ET XIXe, ça peut vous sauver la mise. 
En gros, pour les reconstitueurs : ça peut vous éviter de faire un costume ou un accessoire à partir d'une oeuvre qui est juste un peu trop jeune de quelques siècles, et, pour les historiens de l'art, de bâtir des théories sur l'art médiéval à partir d'un vitrail de Viollet-le-Duc. 
Quoique, quand on a un pastiche exceptionnel... Or, justement, le pastiche exceptionnel s'inscrit dans la lignée. Il reprend des schémas médiévaux identifiables. Donc, pas de quoi bâtir une théorie, ou une étude, puisque c'est déjà traité, et qu'on peut espérer avoir un corpus avec du vrai médiéval dedans (et un XIXe qu'on finira par éliminer). 
Le problème vient des pastiches de bonne qualité, ou de très bonne qualité, qui ont un petit truc qu'on ne voit pas sur une oeuvre médiévale.
Là, deux solutions, qu'on soit reconstitueur ou historien de l'art.

Option 1 : On s'emballe. On a trouvé le truc unique !!! Alleluia ! Gloria in excelcis deo ! 100 patates ! Je vais avoir le costume que personne n'a, avec un truc jamais vu ! Je vais sortir un article qui déchire et renouvelle l'histoire de l'art !!!

Option 2 : On doute. Mmmmmmmmmmmmmm... Bizarre ce truc unique... Vérifions tout le contexte. Vérifions l'histoire de l'oeuvre, des fois que...

Pffffffffff... Elle était un peu longue cette intro. 
On va donc passer à une étude de cas. Les plus perspicaces d'entre vous auront déjà, à la lecture du titre, compris qu'on va parler du Mans.


La cathédrale du Mans, sous un autre angle.

Une chapelle de la cathédrale du Mans, plus exactement. Qui vous mélange allègrement vitraux du XIIIe et du XIXe. Et certains détails sont vraiment bien fichus. (Je précise en passant que les vitraux du Mans, en règle générale, c'est du gros mélange... On a recomposé certaines fenêtres avec des fragments, en mettant aussi du contemporain, dans toute la cathédrale. Donc, là, vous avez intérêt à investir dans un bon guide ! Il y a par ailleurs une thèse qui existe sur les fenêtres XIIIe. Déjà, si vous trouvez pas les détails qui vous intéressent dedans, ça veut dire que... C'est peut-être du XIIe. Ou pas...)

Bienvenue !

Bienvenue dans la chapelle du chevet, avec son magnifique plafond peint.
Mais nous, on va s'intéresser aux fenêtres. Au nombre de 11.
Il est évident qu'on ne va pas toutes les faire... Mais il me paraît intéressant de mettre le doigt sur quelques petites indications.



Un petit nettoyage ne serait pas du luxe.
On a des vitraux qui paraissent plus propres que d'autres. Un indice, quand même. Mais, si cela peut dire que les vitraux propres sont plus neufs, cela peut aussi vouloir dire que certains ont été restaurés, d'autres pas. Donc, critère à retenir, mais avec précautions.

Fenêtre 1 : Adam et Eve, Arbre de Jessé


Fenêtre 1, lancettes 1 et 2. Adam et Eve, Arbre de Jessé.

Et on attaque par la première lancette. 

Adam et Eve, le péché originel. 
Première chose qui ne va pas. Adam n'a pas de dorelot (la petite frange à la mode au XIIIe chez ces messieurs), mais une raie médiane. Ca, pour du XIIIe, ça n'est pas très crédible. La sexuation se fait à ce niveau pour les coiffures. En outre, anatomiquement parlant, on est devant quelque chose qui paraît mélanger une anatomie simplifiée (comme on la trouve au Moyen Age) et détaillée (comme on la trouve au XIXe). Sentiment bizarre. 
Et le visage d'Eve a quelque chose qui ne va pas. 


Même impression pour la Création d'Eve. Le visage est étrange. Pas un visage XIIIe. Mais, là, Adam a une espèce de chouquette sur le front qui peut passer pour un dorelot. La gestuelle paraît correcte, ici, pour du XIIIe, mais, c'est au niveau des têtes que cela coince.

Lancette 2.
Arbre de Jessé.

Le roi David. Les caractéristiques du visage se retrouvent dans le vitrail d'Adam et Eve. Parfois...

Bien moins propre. Nettoyage ? Date différente ? 
Là... Il n'y a rien qui choque.
Ce qui est intéressant : on remarque que certains détails des visages (façon de faire les yeux, le menton, le nez) correspondent avec des visages de la lancette précédente. 
Mais, c'est là que ça devient vraiment passionnant... Si ces détails, typiques du XIIIe, sont régulièrement présents sur l'Arbre de Jessé, ce n'est pas le cas sur le vitrail d'Adam et Eve... Et ça... C'est bon pour Jessé, pas bon pour Adam et Eve. 
On aurait un artiste du XIXe, et un qui a bien bossé son XIIIe quand même.
En outre, sur l'Arbre de Jessé, on a un joli portrait du chanoine du XIIIe siècle, Guillaume de Marcé (oui, j'ai triché, j'ai un peu lu sur cette chapelle). Vitrail d'époque. Il faut bien un référant.  
Après coup, c'est facile. Quand on sait qu'on doit se méfier, on commence à voir ce qui ne va pas, partout. 

Jessé, et le chanoine... Attention à la lampe.
 Mais avant, quand on découvre un édifice et qu'on ne sait pas l'histoire précise, en présence d'une oeuvre qui risque de poser problème, il faut un déclic. Ce n'est pas dans la première fenêtre qu'on le trouve. Il faut aussi préciser que c'est bien plus facile à voir chez soi que sur place, surtout dans le cas des vitraux du Mans, où le "pasticheur" était vraiment talentueux. Sur place, il y a la distance, la hauteur de l'oeuvre, qui empêchent de saisir les détails suspects. Chez soi, on a les photos, que l'on peut agrandir. C'est pour cela que l'on peut se faire avoir sur place, et que c'est une fois rentré que l'on note qu'il y a peut-être problème. 
(Vous pouvez aussi demander sur place, si vous trouvez quelqu'un. Mais, c'est toujours risqué. Personnellement, j'ai eu tous les cas de figure : celui qui savait parfaitement. Celui qui reconnaissait ne pas savoir. Et le pire : celui qui fait comme si il savait mais qui, quand on lit les bons bouquins... Ben, au final, vous a raconté n'importe quoi. Ce specimen est heureusement minoritaire. Mais particulièrement dangereux... Je ne parle pas de ceux qui en sont restés à des théories qui se sont révélées fausses. Mais de ceux qui inventent.)


Judith et Esther. Vu ainsi, ça peut passer...

Fenêtre 2, avec deux lancettes, représentants les histoires de Judith et d'Esther.
La fenêtre où il y plein de rose. Et la fenêtre au pot aux roses. C'est là que notre pasticheur a fait quelques erreurs. Pas énormes. Et, sur place, on ne les voit pas vraiment. Et n'oublions pas qu'il s'agit d'un artiste du XIXe siècle, avec les connaissances de son temps. Contextualiser, c'est aussi tenir compte de ceci. 
Elles sont belles, ces deux lancettes. XIIIe, XIXe, on s'en fiche. Ce sont deux très beaux vitraux.  
Et on voit que l'artiste a vraiment voulu coller au modèle XIIIe. On retrouve la même lampe que dans l'Arbre de Jessé. Mais... Très simplifiée. Trop. 

Version simplifiée de la lampe de Jessé. Il y a déjà des choses qui clochent. Et pas que dans la lampe.

L'artiste a bien étudié les coiffes médiévales, d'après les sources. Mais il a fait quelques boulettes. On retrouve le dorelot-chouquette qui va pas. 

Dorelot, pas dorelot... La coiffure qui va pas...

Et les crêpines (filets à cheveux) ! C'est là que le bât blesse. 
J'avoue. J'ai cru, sur place, que c'était du XIIIe. J'ai cru, aussi, au premier regard rapide sur les photos, que ça collait. Et... Ensuite... J'ai un peu mieux regardé les coiffures. Et. Non. Ca ne va pas. 
Ce ne sont pas vraiment des cas isolés. Toutes les coiffes correspondent à des coiffes portées au XIIIe. Mais, il y a des petites nuances. 

Une crêpine pas nette...
 La décoration des crêpines, déjà. On a des filets décorés ailleurs. Pas du même type. La façon dont certains sont posés, bas sur le front. Ca ne va pas à cette date. Ca dégage plus le front, normalement.
La manière dont ces filets tombent sur la nuque. Et là, merci le XIXe. Inconsciemment, quand je voyais la manière dont les crêpines descendaient, je voyais apparaître des portraits féminins du XIXe. Des années 1860. C'est pas bon un truc comme ça. Elles portaient pas de filets, en plus, les jolies dames de chez Tissot ou Rossetti. C'est le tombé de la coiffure qui collait pas.

Rossetti, Femme en jaune (Annie Miller), 1863. Quand on pense à ça en voyant un vitrail soi-disant XIIIe, y a comme un problème.

Donc, là, une chose à faire : retirer les images de tout fichier médiéval, et enquêter sérieusement (si on veut en avoir le coeur net. On peut aussi mettre à part et ne plus y toucher. Mais... Savoir de quoi il en retourne peut-être utile. La preuve : j'en fais un article.) 
Et plus je regarde les photos, plus je me dis que... Pas méd. 

Pas med, le tombé des cheveux dans le filet !

Quand on ajoute tous ces petits détails : filet posé trop bas sur le front pour du mi XIII (ce qui correspond au type des tourets), décoration, manière dont les cheveux sont placés dans la résille ("lâchés" et non tressés, en chignon ou en couronne), et la lampe plus simplifiée que dans le vitrail de Jessé, ça commence à faire beaucoup. Et on se met à douter de tout... Je pense qu'un spécialiste du militaire verrait aussi un ou deux détails infimes (ou énoooooooooooormes) qui ne collent pas. 

Résultat de l'analyse de cette fenêtre, avant même d'avoir fait les recherches : Nécessité absolue d'analyse rigoureuse de chaque vitrail de la chapelle.

Après recherches... Effectivement. Bonne intuition. Cela fait partie de ce que je dis "ne pas sentir". Souvent difficile à définir avec précision au premier abord. Et souvent, c'est une petite incursion du XIXe. Mais comment repérer ce qui est XIXe si on n'est pas familier avec cet art là ? Avec les coiffures ? Peut-on travailler d'après des sources visuelles sur le costume médiéval si on n'a pas en tête le risque néo-gothique ? Car ce risque est réel. 

Jolie besace... Pas XIIIe, mais jolie.

On va pas faire tout le détail...
Juste... par exemple... Une besace d'un type jamais vu, et un cale qui ferme bizarrement dans la 10e fenêtre.  


Un nouveau système de fermeture. Le noeud, c'est surfait.

Sur l'ensemble des vitraux, on remarque aussi, de temps à autres, des gestes qui semblent anormaux par rapport au langage médiéval.

Ce qu'il en est de cette chapelle :
Les siècles des vitraux de la chapelle, de gauche à droite, fenêtre par fenêtre (slash), lancette par lancette (tiret)
19-13/19/13-13+19/13/13/13 ?/13+19-19/19/13/19/19
Voilà, voilà... Le détail des fenêtres, niveau dates de réa, sachant que dans certains cas, on a de la restauration XIXe dans du XIIIe. (Je vous ressers une aspirine ?) 

Histoire ultra rapide des vitraux de la chapelle :
Au XIIIe, toutes les fenêtres sont ornées de vitraux.
XVIe. Guerres de religions. Une seule fenêtre échappe au massacre. On remplace par d'autres fenêtres XIIIe provenant d'autres parties de la cathédrale (bonjour la cohérence du cycle, du coup).
1858... Un ouragan qui passait par là endommage toutes les fenêtres. On a alors déposé les vitraux du XIIIe, jusqu'en 1876-1882. Et là, il a fallu combler les trous. D'où les fenêtres XIXe, qu'on a voulues de même style. 
Et, malgré quelques petites erreurs, l'ensemble est, au final cohérent. L'artiste qui a réalisé ces vitraux n'a pas hésité à puiser dans le répertoire médiéval qu'il avait sous les yeux. On retrouve ainsi des costumes qui sont, dans l'ensemble, très corrects. 
XIII ou XIX ? On a ce costume dans les deux cas. (mais là, c'est XIII)

Mais, parfois, il n'a pas compris ce qu'il voyait, et a mal interprété, il a simplifié, ou a laissé paraître des éléments XIXe. Les coiffures sont les éléments les plus frappants. Surtout si on considère la date de réalisation des vitraux. Ces coiffures anachroniques sur des femmes médiévales paraissent aussi anachroniques pour du dernier quart du XIXe siècle. L'artiste aurait-il pallié à sa méconnaissance des coiffures féminines médiévales en s'inspirant de la mode passée du XIXe ? 
Alors, quelle date ?


Un petit guide qu'il est bien utile pour (commencer à) s'y retrouver dans les vitraux de la cathédrale du Mans :
A. Marquet, La cathédrale du Mans, 1992.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire