mardi 6 décembre 2016

La Roue de l'Infortune

Madame Chaucer ?


Chaucer en pèlerin, manuscrit d'Ellesmer, Huntington Library, S. Marino, Californie. (Wikimedia Commons)


On pourrait penser qu'étudier le costume médiéval n'a pas un grand intérêt scientifique. 

C'est celaaaaaaa, ouiiiii... 

Le costume nous apprend juste des choses plutôt passionnantes sur les habitudes du passé, sur les conventions sociales, sur la manière dont le religieux peut s'insinuer dans la vie de tous les jours, et comment contourner cela, sur le commerce, l'économie, les mentalités, sur les etc. Parce qu'on pourrait continuer la liste. Bref, le costume est fondamental pour comprendre la société médiévale. C'est pour cela que les études le concernant doivent être rigoureusement menées. Les informations véhiculées par les vêtements et accessoires sont trop importantes.
Il y a un domaine qui, évidemment, m'intéresse, c'est la manière dont costume et art dépendent l'un de l'autre. On peut, par le costume, dater une œuvre d'art, comprendre qui est sur cette œuvre, découvrir que les individus représentés ont eu une vie avant d'être le sujet d'objets d'art.
Les mauvaises interprétations peuvent avoir des conséquences. Nous allons voir un petit exemple. Celui de madame Chaucer, la femme de Geoffrey, l'auteur des Contes de Canterbury. Née Philippa Roet.


Une jolie petite église du Hampshire.

L'église XIIIe St Mary d'East Worldham (wikimedia commons)

Allons dans une petite église du sud de l'Angleterre, du côté de Porstmouth et Winchester (vous tracez une ligne vers le nord depuis Porstmouth, vers Londres, et une vers l'est depuis Winchester, vers Canterbury... Et hop ! Vous n'êtes pas loin de l'église de St Mary) à East Worldham, dans le Hampshire.
Il se trouve que par un jeu de mariages, donations, etc. East Worldham appartint à Thomas Chaucer, fils de Philippa et Geoffrey.
Durant la période victorienne, lors de travaux dans l'église, on déterra une tombe avec un gisant un peu spécial qui fut déplacé dans une alcôve (qui pourrait, finalement, être son emplacement d'origine). 
Le "gisant" dans son alcôve (photo Tony Pears)

Sur cette tombe se trouvait l'effigie d'une femme. Seul le haut du corps se détache de la pierre. 
Partie supérieure (photo churchmonumentsociety.org)
 A partir de la taille, la pierre n'est plus dégrossie. Tout juste voit-on la pointe des pieds et une croix gravés. 
Partie inférieure (photo churchmonumentsociety.org) On devine les pieds et la base de la croix, à peine gravés.

Cela donne un mélange original de corps vu dans un cercueil ouvert et de bas relief... Certainement une tombe inachevée. Décès surprise et manque de moyens ? Bref, une sculpture comme on en voit rarement, et qui intrigue. Evidemment, on a cherché à en savoir plus, et la femme fut identifiée comme étant Philippa Chaucer, née de Roet, la femme du célèbre auteur, suivante de la reine d'Angleterre Philippa de Hainaut. 
Un peu de bio 


Pourquoi est-ce la tombe de madame Chaucer ?
On remarqua, sur la femme, une petite roue, qu'elle portait telle une enseigne.

 
La "roue" (Photo blog de Tom Muckley). Evidemment, vous voyez le problème (parce qu'on ne vous la fait pas à vous)...

Le nom de « Roet » signifiant « petite roue », et le lieu étant lié à la famille de Chaucer, il n'en fallut pas plus pour que l'on décide qu'il s'agissait de la tombe de Philippa, née vers 1346 et morte vers 1387.
Voilà, voilà... C'est aussi simple que ça.


Les autres tombes de la famille.
La pauvre Philippa, comparée au reste de la famille, n'est pas très gâtée en ce qui concerne sa dernière demeure. On passe sur monsieur qui réside à Westminster. Fiston Thomas a droit à un superbe tombeau (avec madame) dans l'église d'Ewelme près d'Oxford, tout comme sa fille Alice, duchesse de Suffolk. Des tombeaux qui sont un peu plus classes.
Tombe de Thomas Chaucer et madame, église d'Ewelme, au sud d'Oxford (photo wikimedia commons). On devine les armoiries avec les roues de Roet au dessus de Thomas.

La sœur de Philippa, Katherine de Roet (vers 1350-1403)... Alors elle... Troisième épouse de John de Gaunt, l'un des fils d'Edward III. Katherine Swynford (du nom du mari-d-avant-John-de-Gaunt), devint alors duchesse de Lancaster. Un petit destin banal, lié à plusieurs rois d'Angleterre, par ses enfants et ceux de son mari, eus ensemble ou séparément. Une broutille.
Modeste tombe de Katheryne Swynford, duchesse de Lancashire, et de sa fille, avant qu'on la casse un peu... (Photo Wikimedia Commons)
 Elle a eu droit à une superbe tombe dans la cathédrale de Lincoln, tombe un tout petit peu ravagée pendant la guerre civile du XVIIe siècle. Bref, il en reste un dessin, et on fait avec. 
Le dessin, c'est mieux pour voir, quand même (Photo Katherineswynfordsociety, pinterest)

Thomas Chaucer et Katherine Swynford avaient choisi d'utiliser la roue des Roet dans leurs armoiries.
D'où le raccourci avec la prétendue roue de la prétendue tombe de Philippa Chaucer d'East Worldham.
On voit le rapport avec ce qu'il y a sur le gisant. (Attention, il peut y avoir des commentaires à prendre au 2d degré, voire plus, dans tout le blog. Y compris sur cette page.)



Euh ? Il n'y aurait pas comme une erreur là ?
Récapitulons. Philippa Chaucer est morte vers 1387. Elle porte un touret, une barbette, un surcot ample (porté sur une cotte, qu'on devine à l'encolure et aux poignets), serré au cou par... Ah tiens, la roue. 
Touret, barbette, surcot, fermail... Le total look fin XIIIe. Philippa Chaucer au bal masqué ? (photo blog ToCanterbury)

Serrée par un fermail. Typique du XIIIe siècle, début XIVe. Et si on compare avec une tombe proche de la date de décès de Philippa, comme celle de Reginald de Malyns et ses deux femmes, datant de 1385, on remarque que niveau mode, c'est plus vraiment le touret qui est au top, mais les coiffes à rucher, encadrant le visage.


La mode vers 1385. Un peu différent (site effigies and brasses)

Peut-être que Philippa était une dingue de la mode XIIIe (je la comprends), et qu'elle a décidé d'être représentée sur sa tombe dans une tenue portée par sa grand-mère.


Philippa adorait le fermail hérité de Grand'Maman. (Photo page internet Astoft.)

Ou peut-être qu'il y a eu un gros bug de datation, lié à la situation de l'église, à la famille Chaucer, et a une mauvaise (j'ai le droit de dire « très mauvaise »?) lecture du fermail rond, qui servait à confirmer une hypothèse séduisante (et éventuellement bonne pour le tourisme).
Par ailleurs, comparé aux autres tombes, genre « grand jeu » de la famille, le gisant inachevé et démodé fait un peu « grosse anomalie ».
Inutile de dire qu'on est revenu sur cette hypothèse (ou pas. On trouve encore régulièrement mention de cette tombe comme étant celle de Philippa Chaucer).
Fermail fin XIIIe, British Museum, Londres (photo T.A.)



L'identité de la dame.
Si cette dame n'est pas Philippa, qui est-elle ? Avant d'appartenir à Thomas Chaucer, East Worldham appartint, jusqu'au moins 1327, à la famille de Venuz. La dernière femme de la famille de Venuz à être documentée est Margery, morte vers 1325-1329, après une lutte de succession avec son fils (mort vers 1329. Il y a des sources divergentes sur les dates de décès. On trouve, pour Margery et son fils 1327 ou 1329). Une histoire un peu compliquée, qui se solde par la fin de la domination des de Venuz sur les lieux. Et ce serait le gisant de Margery. Commandé de son vivant (d'où le costume antérieur, il date résolument d'avant 1327, voire 1300). Il a été envisagé que l'enterrement du gisant pouvait être le fait des nouveaux propriétaires qui voulurent plus ou moins éliminer les traces de la famille précédente, si jamais un cousin des de Venuz se manifestait... Plus de trace, pas de rouspétance ! Ni vu ni connu. 
(voir, par exemple, cette analyse : étude du gisant )
Mais, si le gisant a été commandé du vivant de Margery, pourquoi n'est-il pas fini ? L'hypothèse Margery paraît douteuse. Sa belle-mère ? La grand-mère de son mari ? Quelqu'un qui n'a rien à voir avec la famille ? Toujours est-il qu'un gisant aussi inachevé et enterré, c'est un peu étrange.

Bon, ben... On sait pas...


Conclusion.
Si on ne sait pas qui est cette femme, ce qu'on sait, c'est qui elle n'est pas (Philippa Chaucer) et qui elle a peu de chances d'être (Margery de Venuz).
Et ce qui nous permet de préciser cela, c'est le costume. Ce gisant mystérieux est un bel exemple de l'importance de la mode quand il s'agit de dater une œuvre d'art. Même si les informations sont incomplètes. Il est intéressant de remarquer que c'est aussi une mauvaise lecture d'un accessoire qui est responsable de l'interprétation séduisante, mais irrecevable, du gisant comme tombe de Philippa Chaucer.
Autrement dit, une approche rigoureuse, sérieuse, documentée, raisonnée de la mode médiévale est quelque chose de vital pour l'histoire de l'art de cette période. Diffuser des infos erronées, mal sourcées, revient à saboter le travail de recherche (Aaaaaaaaaah ! Ca fait du bien !). Car tous les historiens de l'art ne sont pas au fait des nuances de la mode médiévale, et peuvent être tentés de se fier à des informations au final douteuses.
Le gisant d'East Worldham est loin d'être le seul exemple d'œuvre médiévale dont une analyse du costume a permis de rectifier le sens (si vous saviez !!!). 
Quant à l'église d'East Worldham... Elle peut s'enorgueillir de posséder un gisant drôlement intéressant. Pas parce qu'il a été considéré comme étant celui de Philippa Roet, mais parce que son aspect, mi sculpté-mi gravé, est loin d'être banal ! Le genre de sculpture qui vaut vraiment le détour ! 
Une partie des explications... Pour lire la suite, y aller ! (Photo Tony Pears)
Ah oui, sinon... Philippa... Ben, on sait pas où elle est enterrée. Pas de chance.

Merci au révérend Tony Pears, recteur de l'église d'East Worldham et à Roger Yelland (auteur du blog "To Canterbury") pour leurs informations. Autre blog intéressant, celui de Tom Muckley )

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