dimanche 23 septembre 2018

METHODOLOGIE 5

LE MYTHE DU PATRON UNIQUE
Vive la croisade ! (de sources)
Eh oui... Encore moi... (Simone Martini, photo Wikipedia)

Après avoir vu ce qui touche plus spécifiquement les enluminures (et avoir constaté que cela pouvait s'étendre aux autres arts de l'image), on va revenir à des considérations plus particulières ou générales, selon les cas. Ca ne veut pas dire qu'on en a fini avec les images. Loin de là.

Comme on le sait, il reste peu de vêtements médiévaux exploitables (c'est à dire une fois qu'on a enlevé tous les vêtements sacerdotaux et les vêtements de couronnement qui sont du même calibre). Et il faut faire avec.
Ce qui veut dire que le risque de se retrouver, pour une période donnée, avec un seul vêtement exploitable est réel.

Comment faire ? Parce que ce patron ne ferait que donner des clones, et adieu la diversité.Sans parler du fait que le vêtement fait d'après ce patron appartient à un contexte géographique.
On va essayer de voir ce qu'on peut faire lorsqu'on a qu'un seul patron...

Et si je vous disais qu'on retournait à Assise ?

J'ai déjà évoqué le fait que la robe de sainte Claire était un modèle acceptable, mais, là, on va développer.
Coucou ! Me revoilou !

Restes textiles XIIIe féminins
Déjà, chercher des pièces archéos pour comparer.
Donc, on a, à vue de nez (et dont on connait le sexe) :
Des vêtements de princesses et de reines en Castille
Le surcot de sainte Elisabeth en Allemagne
Une tunique de là haut dans le Nord (mais certainement masculine vue la longueur)
Et on ajoute, en début XIVe, le manteau de Sainte Brigitte, qui a été fait à partir d'une robe, et qu'on ne peut pas voir parce que la mère supérieure ne veut pas ouvrir le reliquaire qui fait coussin pour qu'on puisse étudier sa relique... (Déjà que c'est la croix et la bannière pour trouver les 10 mn durant lesquelles on peut espérer sonner à la porte du couvent sans se faire entendre dire que c'est pas l'heure...)
Le manteau de sainte Brigitte, pour les amateurs de puzzle, on peut refaire un bout de robe dedans (source http://www.umilta.net/relic.html )

On a aussi pas mal de petites choses de saint François d'Assise. Mais, est-ce que ça peut servir ?
Là, ce sont les vêtements à peu près exploitables... Sinon, on a aussi des fragments, mais bon... C'est pas l'idéal.
On a quand même des choses qui viennent de différentes régions : Italie, Espagne, Allemagne, Suède. On a une hypothèse de reconstruction de la robe de sainte Brigitte d'après ce qu'on sait du manteau. C'est un peu (très) tardif, mais ça aide quand même, la mode début XIVe étant dans la lignée de la mode XIIIe. Les autres pièces sont première moitié XIIIe.
Mais, quelle que sont l'origine, les tenues sont composées d'un corps et de godets. Ceux-si s'organisent différemment selon les cas. 
Deux groupes se forment tout de suite : la péninsule ibérique d'un côté, et le reste.
Donc, déjà, la robe de sainte Claire ne colle pas aux modèles de cour castillans.
Saya d'Eleonor de Castille (morte en 1244). Il y a une "légère" différence... Légère... (197 cm de long pour 160cm de stature, au passage)

En revanche, la forme d'ensemble (trapèze) va avec tout le reste, même la suédoise qui était sûrement à un suédois, et l'autre suédoise qui vivait à Rome et qui a fait un manteau de sa robe de cour...
Et surtout.
La robe de sainte Claire est quand même, de très loin, la mieux conservée. (Elisabeth, il manque le bas et une bonne partie du haut, Suède, il manque le haut, Brigitte, Y aurait tout, mais... Une robe de 104cm de haut ? Il manque forcément quelque chose en bas... Impossible d'estimer les longueurs des robes d'Elisabeth et Brigitte. La principale saya, elle, est bien plus grande que la robe de sainte Claire : 197 contre 170... pour la même taille. Ca donne une estimation de la différence entre nonne et reine (même si la mode espagnole est à part pour beaucoup de tenues)
On a quelques manches.
La robe de Claire est, si on fait abstraction de la saya d'Eleonor, la seule avec un système de fermeture.
Les tissus (laine) sont, pour Claire et Elisabeth, en tissage très apparent. Et fils de couleurs différentes dont un teint chez Elisabeth. Attention, ce sont des robes de religieuse et assimilée. Ca joue. Mais le type de tissu, pour le patron, c'est un tantinet secondaire.
Point de surjet de sainte Elisabeth (église d'Oberwalluf, photo Arthur Scharag) On note la régularité de la coupe et des points...

Pour les coutures, on note que les robes de Claire et Elisabeth sont toutes les deux cousues de lin blanc, et que ça se voit. Bonus : les extrémités restantes de la robe de Claire sont au point de grébiche.
Le point de grébiche de Claire. Là aussi, on remarque la régularité des points...

La robe de Claire se ferme sur l'épaule gauche -elle est ras du cou. Le système exact est inconnu, mais les soeurs penchent pour deux petits cordons permettant de faire un noeud. Avantage : on peut mettre plusieurs couches en dessous et toujours bien fermer la robe au dessus (rappel : Claire disposait d'une tunique intermédiaire faite de morceaux de laines, à placer sous la robe quand il fait froid). Est-ce que ce système est reproductible ?
Pour répondre à cela, il va falloir se tourner vers d'autres sources, parce qu'avec nos restes archéos, on n'est pas aidés.
Je récapitule :
Ce qu'on a pu comparer :
- forme générale constatée sur les exemples non castillans.
- système de fermeture non comparable car pas d'éléments
- forme de la manche... Claire est la seule à avoir une manche intacte (et là, on sort des sous-vêtements masculins du XIIIe, et on trouve la même forme : ample en haut, serrée sur le poignet). La forme peut être obtenue de différentes manières.
- coutures : deux vêtements en laine cousus de lin blanc (ou naturel). On peut y ajouter le manteau de Claire. Pour les tuniques de saint François, on a des fils blancs ou sombres.
Ce qui manque :
- fermeture
- longueur
- ampleur
 En route pour les autres sources...

Les sources textuelles
Pas de bol, on n'a pas, à ma connaissance, de source de tailleur qui nous explique comment faire un patron...
Mais on a des textes concernant les quantités (astronomiques) de tissus. Je renvoie encore et toujours à l'article de Benjamin Wild dans Medieval Clothing and Textiles 7 qui donne les quantités pour une maison royale et plus si affinités (ça va de l'empereur au petit personnel, hommes et femmes) et à Lost Letters. Oui, ce sont des sources anglaises. Mais... Comme je l'ai précisé précédemment, avec les Anglais, on peut faire des estimations plus précises grâce à la Magna Carta.
Après, on glane des infos dans la littérature... Couture des manches dans Flamenca (manches resserrées sur l'avant bras...), traine nécessaire pour qu'on ne voit pas les chevilles quand on se penche en avant (fichtre, flemme de vérifier, mais je crois que c'est chez Robert de Blois). Manuel des péchés, qui condamne, de manière marrante, les traînes trop longues (qui donc devaient exister). Ca nous donne 2 infos pour une traîne raisonnable : cacher les chevilles quand on se penche en avant, et ne pas être suffisamment longue pour qu'un démon puisse s'asseoir dessus. Il faut donc appeler un démon pour avoir la taille.

(photo http://fr.buffycontrelesvampires.wikia.com/wiki/Gachnar?file=Gachnar_2.png)
Gachnar, le démon de la peur, est peut-être pas le plus indiqué pour cette expérience. (photo wiki)

Ces mentions de traîne (on peut ajouter le prédicateur dominicain Etienne de Bourbon, et même une mention de traînes -condamnation- pour des paysannes dès la fin XIIe) confirment ce qui est observable sur Claire : plus long derrière que devant. Je pense qu'on peut considérer que la sainte n'avait pas une traîne de pécheresse.
Les sources littéraires nous amènent aussi d'autres modèles de robes : la sorquenie ou sourquenie et la cotte décolletée dans le Roman de la Rose. Pour la décolletée, j'ai déjà traité le sujet. Ca existe, mais ce sera plus deuxième moitié, et pour les jeunes filles. Pour la sorquenie, on est sur un vêtement ajusté, qui paraît être un reste du siècle précédent. On n'a aucune (apparemment) source visuelle qui pourrait préciser sa forme. Et là encore, on est dans du vêtement de jeune fille (porté par une allégorie dans le Roman de la Rose).
Bref, les textes laissent apparaître une autre forme de vêtements possible.
Pour les tissus, les sources textuelles confirment la disparition des tissus non foulonnés au cours du siècle pour hauts statuts... 
Sinon, autre chose qui apparaît souvent dans les textes : le fermail. Qu'on ne voit pas sur sainte Claire. Le fermail est souvent associé à l'amour. Ceci peut expliquer cela. L'encolure et le système de fermeture de la robe de Claire deviendrait ainsi un cas très particulier.
Il va donc falloir trouver d'autres exemples de fermetures semblables ailleurs.
Du coup, on va se plonger dans un autre genre de sources

Les sources artistiques
Je vais pas tout détailler, parce que ça va faire très long sinon...
En gros, le modèle de Claire semble valable pour une très grande partie de l'Europe occidentale. On vire la péninsule ibérique, et encore (on trouve des similitudes sur certaines oeuvres. Ce n'est pas la forme dominante, mais ça se trouve, surtout sur la fin du siècle). Bref, ça vaut pour la France, l'Allemagne, l'Angleterre, les Flandres, la Bohème, l'Italie... Et si on monte, ça vaut aussi.
Un exemple parmi tant d'autres

En revanche, le système de fermeture...
On trouve une fermeture lacée dans la bible de Maciejowski, mais il s'agit bien d'un laçage, pas de deux lacets qu'on noue (vous saisissez la nuance).
Pour le reste, on aura des fermaux, des boutons (plusieurs sur un vêtement)... Des formes d'encolures très différentes, et des profondeurs différentes pour les jeunes femmes.
Généraliser le système de fermeture de la robe de Claire paraît douteux. C'était une nonne, rappelons-le, et ce système pouvait avoir son utilité en cas d'enfilage de couches. On peut répliquer avec justesse qu'il y a les auquetons et les pelissons qui étaient utilisés. Et c'est là qu'il serait peut-être opportun de tenir compte du statut. Une femme riche peut avoir plusieurs tenues, dont certaines plus amples pour l'hiver, pour pouvoir porter ces couches en dessous. Une femme pauvre, en revanche... Ce système pourrait se justifier pour des bas statuts, à garde-robe réduite.
Il faut ainsi envisager une modification du patron d'origine (et on a des tas de possibilités) si on a un statut permettant d'avoir plusieurs vêtements.
Pour les manches, la forme est confirmée. Plusieurs moyens de l'obtenir. Et aussi des variations d'ampleur dans la partie supérieure, surtout quand on avance dans le siècle. Le patron de sainte Claire est une base très valable, mais on peut modifier.
Ampleur et longueur : largement confirmées, avec augmentation au cours du siècle.
Cas particuliers. Et c'est là que c'est marrant. On ne reparlera pas du décolleté.
Un modèle de robe qu'on pourrait qualifier à "taille Saint Empire". Comme les robes empire : taille très haute. Le hic, c'est que comme les cottes sont sous surcot, ce n'est pas très visible. On a un bel exemple sur la Vierge Folle survivante de la cathédrale de Bâle. Avec en prime des manches très serrées.
Avant la coupe empire, la coupe saint empire. moulage de la Vierge Folle de la cathédrale de Bâle, fin XIIIe, Musée Pouchkine, Moscou

On en voit aussi en Italie. Attention, ça semble être un phénomène fin de siècle. On continuera à voir cela début XIVe chez Giotto, par exemple. Dans les pays germaniques, difficile à dire.
Ce sont des exemples rares, et limités géographiquement, mais ils existent. On doit juste faire attention à la période et à l'endroit.

On a croisé les sources, qu'est-ce qu'il reste ?
En premier lieu : il n'y a pas de patron unique. La robe de Claire a ses caractéristiques qui lui semblent personnelles.
On peut varier les encolures, la façon de faire les manches, de faire les godets, de fermer les manches. On a le choix !
Il y a des types de robes qui diffèrent.
Le modèle n'est pas vraiment dominant en Espagne.
Le type d'encolure est peut être à éviter pour un statut un peu aisé, et au delà.
En revanche :
La forme d'ensemble est correcte pour une bonne partie de l'Europe. Si on a des modèles différents (je ne tiens pas compte de l'Espagne), ils paraissent très minoritaires et réservés aux jeunes filles et jeunes femmes.
Les longueurs et ampleurs sont confirmées par d'autres sources, et semblent même réduites chez Claire.
Les coutures en lin blanc sont visibles ailleurs.
Le plus important, dans la recherche n'est pas de trouver des sources qui confirment la fiabilité de la source (au bout de 150 enlus et sculptures dans chaque pays qui collent au patron, on a compris) mais, justement de se concentrer sur celles qui proposent d'autres modèles, et de voir si elles sont courantes ou pas, si elles sont limitées géographiquement ou pas, si elles sont limitées dans le temps ou pas... Ce sont ces sources qui sont les plus intéressantes et qui permettent de réellement juger de la fiabilité de la référence qu'on analyse. Or, après vérification, la balance penche fortement d'un certain côté...

La robe de sainte Claire est le vêtement féminin le mieux conservé du XIIIe siècle. Et on doit faire avec ça... Nous avons de la chance, car il est, au final, après comparaison, caractéristique d'une large majorité de costumes féminins du temps, et peut même être utilisé pour des costumes masculins, en jouant sur la longueur. On doit cependant tenir compte du statut. Il s'agit d'une robe de nonne, clarisse de surcroît. Ce qui peut jouer sur la quantité de tissu.
On peut reconstituer des vêtements féminins à partir de ce modèle. Des robes "type sainte Claire". Mais, dans beaucoup de cas, il sera conseillé de changer l'encolure. La robe nous donne un visuel d'ensemble. Aux personnes qui veulent l'utiliser de varier les formes de manches, d'encolure, de varier la manière dont sont insérés les godets, etc, en fonction de ce que l'on veut représenter, et du moment dans le siècle.
Un bon point de départ

Ce n'est PAS un patron unique, c'est juste une bonne base pour réaliser un costume XIIIe qui soit plausible.

1 commentaire: