Troisième partie : M'sieur, il copie !
Livre des Jeux d'Alphonse X, 1251-1283, copistes, monastère de l'Escorial, 1v. |
Cette histoire d'enluminures prend des proportions assez gigantesques... Mais il y a tant à dire ! Comme sous-entendu à la fin de la deuxième partie, on va causer des anachronismes.
Et là, ça va être le sujet très délicat qui demande de sérieusement se documenter, tout en ayant déjà un minimum de connaissances pour pouvoir, à la base, repérer les problèmes.
Encore une fois, je vais essayer d'aller au plus simple, et de mettre en évidence les dits problèmes.
Il s'agit là d'un des sujets les plus délicats, hélas.
Psautier d'Utrecht, 820-835, Utrecht Universiteitsbibliotheek Ms. 32, f.1v Manuscrit 0 |
La copie, un art de vivre en monastères
Les moines qui copiaient les manuscrits, les textes, s'appelaient les copistes. On recopiait les bibles, les psautiers et plein d'autres types de textes. En essayant de rester fidèle à l'original. Jusque là, tout va bien.
Le peintre, lui, mettait sa touche personnelle. Ou pas... Ou à peine.
Il existe ainsi des manuscrits de siècles différents qui sont copiés les uns sur les autres. On retrouve les objets et les costumes comme dans ce qu'on va appeler le manuscrit 0 : le manuscrit d'origine.
Ce manuscrit 0 peut donner des manuscrits 1, 2 et 3... copiés les uns sur les autres... Ou des manuscrits 1a 1b 1c, copiés tous du manuscrits 0.
Les manuscrits 1 et ensuite peuvent connaître des modifications. Les peintres peuvent introduire des éléments qui leur sont contemporains. Parfois peu, parfois énormément.
Et c'est au chercheur de s'y retrouver là dedans...
Psautier, 1010-1025, Londres, British Library, Harley 603, f. 1v Manuscrit 1 du Psautier d'Utrecht |
Je pense que vous saisissez le problème : comment reconnaître ces manuscrits quand on tombe dessus sur le site d'une bibliothèque (parce que généralement, ils sont dispersés) ou, pire, sur pirterest (j'allais pas rater l'occasion) ?
Eh ben oui... Comment ?
Voir un manuscrit de la BNF et se dire qu'on a vu pareil à la BL ? Par exemple. Mais ça sous-entend de les connaître tous les deux. Et si les manuscrits sont de siècles différents et qu'on ne s'intéresse qu'à un seul siècle, on risque de limiter ses recherches à 800-900 et rater la copie qui date de 1000-1100.
Voyez-vous le nombre de problèmes que ces copies impliquent, et le nombre de recherches ?
Psautier Eadwin, 1155-1160, Cambridge, Trinity College r17, f. 5v Ah ! Là, l'artiste commence à se distinguer ! Les suivants s'éclateront encore plus ! |
Si on a un manuscrit qui a été très modifié, qui diffère donc énormément du manuscrit 0, c'est déjà un gros coup de chance. Et c'est à peine si on se soucie des "ancêtres". Mais on peut malgré tout tomber dans ce manuscrit quasi tout neuf sur un élément incongru, anachronique. Ce serait le détail qui rappelle Papy 0, et il n'a pas été forcément répertorié, surtout si c'est sur un détail anecdotique. On va y revenir...
La solution ? Prévoir le risque...
Un truc qui peut aider, c'est quelque chose qui n'est pas toujours fiable, mais plus utile que pinterest dans ce cas : j'ai nommé... Wikipedia.
On trouve parfois des indications sur l'existence de familles de manuscrits. Et quand on a les familles, on peut jouer avec les modifications. Les sites des bibliothèques mentionnent, parfois, les liens avec d'autres manuscrits, mais pas toujours... Ou alors sans trop de précision... Ca existe, mais on vous dit pas où et on vous dit pas la cote.
Avec ce cas, on est à fond dans de la problématique connue des spécialistes de l'image médiévale, et hélas souvent ignorée de ceux qui ne prennent les images que comme sources documentaires. Ce sont des oeuvres d'art, qui ont une histoire. Une influence sur d'autres oeuvres. Ou qui ont subi des influences.
Ces manuscrits 1 et ainsi de suite sont évidemment surtout des sources d'erreur. En prendre conscience est une très bonne chose. Même s'il est dur de trouver une solution sûre.
Et on en remet une couche
Il y a encore le cas d'un manuscrit particulièrement important qui a traîné dans un scriptorium et qui a non seulement été copié, mais qui a été une source d'inspiration pour d'autres oeuvres d'autres sujets.
Tiens, si on parlait des tentes des manuscrits faits à Canterbury qu'on trouve jusqu'au XIIIe siècle... Celles qu'on appelle "Normandes", ou "Saxonnes"... Et qu'on ne trouve que dans des manuscrits faits à Canterbury. Ou sur un manuscrit fait à Reims, au IXe siècle, et qui maintenant est aux Pays-Bas, après être passé par... ? Par ? Par ? Il a fait un beau et long pèlerinage à... (y a un indice...) ?
Canter...?
"Bury !"
Gagné ! C'est bien ma petite Hermione !
C'était facile |
Oui Hermione. Des tentes ca-ro-lin-giennes. Au plus tard (Si jamais quelqu'un découvrait un vieil exemple sur un manuscrit byzantin...).
Le Psautier d'Utrecht a été longtemps à Canterbury et y a fait quelques petits psautiers (ça, c'est sûr). Mais des illustrations d'autres manuscrits issus de Canterbury, bibles, etc. ont pu être réalisés dans le style du Psautier d'Utrecht, en prenant un ou deux détails, parce que justement, venant d'un manuscrit ancien, ils donnaient des exemples d'éléments archaïques qui pouvaient être utilisés pour créer un décalage avec l'environnement quotidien.
Un exemple : Les pièces de Terence
J'ai mis le Psautier d'Utrecht et deux de ses enfants. Voilà maintenant un cas où nous n'avons plus le manuscrit 0 : Les pièces de Terence. Le manuscrit d'origine est supposé dater du IIIe siècle. On a trois manuscrits qui seraient tous 1. On le suppose car on trouve des illustrations qui ne sont pas dans tous les codices : le manuscrit 0 n'aurait donc pas été copié dans son entier dans un seul volume.
J'ai choisi une même scène, tirée de la pièce l'Eunuque. Moment où Antiphon rencontre son ami Chereas qui s'est déguisé en oriental.
Le premier manuscrit est conservé au Vatican. Il date du IXe siècle.
folio 25v, photo BAV |
Le deuxième manuscrit est à la BNF de Paris
Latin 7899, f.49v Photo BNF |
Le dernier est à la Bodleian Library d'Oxford, sans couleur lui aussi.
MS. Auct. F. 2.13, 48v (photo Bodleian Library) |
Néanmoins le côté antique reste très visible sur les costumes masculins. Il paraît évident que prendre l'un de ces manuscrits, dérivant d'un modèle antique, n'est pas très indiqué. Mais, comme dit plus haut, des recherches ciblées sur le siècle et basées uniquement sur l'image ne permettent pas de faire preuve de la prudence nécessaire.
Penser à l'accident, c'est l'éviter. Mais comment faire ? Il suffit de regarder le reste des manuscrits. On note déjà les costumes antiquisants, romain pour Antiphon, et Oriental vu par les Romains pour Chereas (désolée pour les fans du bonnet phrygien...). Et, si on tourne les pages, on trouvera des masques de théâtre antique par-ci par-là. Un bon gros indice.
Latin 7899, fol. 2v, Masques de l'Andrienne (photo bnf) |
Ce ne sont pas les seuls manuscrits de ce type. Malheureusement, tous ne sont pas aussi coopératif. On peut aussi trouver des manuscrits 0 du XIIIe ou du XIVe, tant qu'à faire.
Les enluminures ne sont pas si amicales qu'elles en ont l'air quand on commence à creuser un peu. Rassurez-vous, quand on les connait, elles sont super sympas. Elles veulent juste qu'on les comprenne, qu'on les considère dans leur ensemble, qu'on les considère comme des oeuvres d'art et pas seulement comme des sources...
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