Deuxième partie : La taille, forcément, ça compte
Grand comme ça ! (Codex Gigas, début XIIIe, Stockholm, bibliothèque Nationale de Suède, f. 290) Manuscrit bohémien. (photo wikipedia https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/) |
On repart dans le monde merveilleux des manuscrits enluminés, et de leur utilisation pour la connaissance du costume et de la vie au Moyen Âge, que ce soit pour la recherche ou la reconstitution, ou les deux.
On a déjà vu que les couleurs... C'est pas toujours conforme à la réalité, les couleurs pouvant même être totalement différentes du texte qui accompagne l'image.
Parce que, on aura l'occasion d'en reparler mais autant commencer à se mettre ça dans le crâne tout de suite : l'image médiévale est un langage à part entière, et pas une illustration.
La taille des livres.
Des livres de 7cm, voire moins, ça existe... Des livres de plus de 70cm, voire plus, aussi. Le Codex Gigas, le bien nommé, fait 92cm.
Pour jeter un oeil au Codex Gigas, on clique ici !
Codex Gigas, f. 118r. Joséphus Flavius (photo wikipedia https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/) |
Donc, merci Captain Obvious, il y a des livres grands et des livres petits... Est-ce que cela a un rapport avec la choucroute ?
Je veux mon n'veu !
Le moine Saturnin et la digitalisation des manuscrits
Il y a beaucoup à dire sur le problème des enluminures et de leur taille... Je vais tenter d'être claire.
Déjà, nous avons accès à un nombre incroyable de manuscrits de nos jours, ce qui est un bien. Mais cet accès se fait par internet (ça change de l'accès par rendez-vous, du port des gants, et des deux personnes qui ne vous quittent pas des yeux... Ce qui est quand même assez magique). Et ça change toute la donne.
En gros, le moine Saturnin, dans son scriptorium perdu dans la montagne n'aurait sans doute jamais imaginé qu'on puisse voir un manuscrit par l'intermédiaire d'un écran. Quand il a fait son travail, il l'a fait pour un certain medium, en tenant compte de ce medium, et, en particulier de la taille. Je ne pense pas qu'il pouvait penser qu'on puisse zoomer et transformer un détail d'un centimètre en taille réelle en un gros plan de 20 cm... Et de deux mètres si on projette sur un mur d'amphi. C'est devenu tout à fait naturel pour nous, et on ne se pose même plus de questions à ce sujet.
Et pourtant.
Déjà, quand on a conscience de la taille réelle de ce qu'on voit, on se rend compte du talent et de la précision.
Mais ce n'est pas ça le plus important.
Tout a été conçu en fonction de la taille réelle. Et cette taille réelle a des incidences sur les points évoqués dans la première partie : le symbolisme et la lisibilité (le choix des couleurs pouvant se révéler ici primordial). Saturnin ne bossait pas en pensant à internet.
Sedulius Scotus, Expositio super primam edicionem Donati grammatici, Allemagne, 2e moitié du 12e siècle, Londres, British Library, Arundel 43, f. 80v. C'est quoi Internet ? (photo : British Library) |
En pratique, cela signifie quoi ?
Très bonne question, je me remercie de me l'avoir posée.
Comme l'image doit être comprise, si elle est grande, cela n'a pas trop d'incidence (on parlera des grandes images plus tard, c'est une autre histoire). Si elle est petite, en revanche, des détails signifiants vont se trouver disproportionnés pour qu'on ne les rate pas.
C'est le cas par exemple des coiffes, qui sont exagérées, car ce sont très souvent des marqueurs sociaux.
C'est le cas des aumônières, dans certains sujets. L'aumônière est un signifiant fort pour la représentation de l'engagement amoureux ou de la luxure (c'est une allégorie des organes génitaux, masculins comme féminins. Je vous renvoie à la lecture de Michael Camille). Du coup, si le sujet l'impose, on va avoir des aumônières format sac de voyage, histoire qu'on reconnaisse bien l'accessoire et son importance.
Ces tailles ne sont pas représentatives de la taille réelle des objets (je me limite aux aumônières et aux coiffes, mais ça vaut pour tout... Des épées énormes, par exemple).
Comment savoir ?
Comparer avec des oeuvres plus grandes. Et, bien souvent, si on a des sculptures, c'est l'idéal. La 3D, parfois, ça aide vraiment beaucoup. On a conscience de la taille, du volume... Ce qu'une petite enluminure ne peut pas faire. On peut aussi avoir des pièces archéologiques qui aident. Et donc se renseigner sur le sens de l'enluminure et de l'image, par des lectures, par exemple (Camille, mais aussi la littérature médiévale qui permet de mieux saisir la place des objets dans la vie de nos ancêtres).
Vous l'avez compris : la source enluminure ne suffit absolument pas ! Il faut croiser !
Les secrets de dessin de Saturnin
(me demandez pas pourquoi j'ai pris ce nom... Je trouve que ça sonne bien, le moine Saturnin)
Même si l'accessoire se trouve à l'échelle, dans une image plus grande, on n'est pas sauvé pour autant. Car un petit accessoire dans une image de 10 cm reste petit... Si on prend par exemple la Bible de Maciejowski (encore elle, oui, je sais). Elle fait 39x30 cm. Il y a du texte et des marges, ce qui diminue encore la taille de ce qui est peint. On est à peu ou prou 25cm de haut.
Si on prend le folio 33v, on a une petite aumônière qui, sur l'original, fait moins d'un centimètre de haut. Environ 8.5 mm. (Si, j'ai mesuré, compté, et tout...)
Le lien vers le folio sur le site de la Morgan Library Vous pourrez zoomer !
L'hypothèse a été émise que cette aumônière était décorée d'une résille. Ce qui correspond au dessin visible sur l'enlu. Cela peut être le cas. Mais, il n'y a pas d'autres exemples ailleurs que dans la Bible de Maciejowski (on en retrouve d'autres exemples ailleurs dans la Bible). Rien en sculpture. Ceci dit, il ne faut pas oublier que cela aurait pu être peint sur une sculpture et la peinture a pu disparaître. On a une bourse à relique (ce qui diffère de l'aumônière), avec ce motif de résille, mais ça date du 14e (en plus d'être une bourse à relique). Les textes ne semblent pas confirmer l'existence d'aumônières de ce type.
L'aumônière d'Abigaïl. Plus de deux fois la taille de l'original (photo du site Medieval Tymes) |
La taille réelle de l'enlu amène une autre hypothèse que celle déjà émise. APRES croisement des sources, on peut sortir le rasoir d'Ockham.
J'ajoute que vu la manière dont sont représentés les pompons de l'aumônière, je crois que le réalisme n'était pas le but de l'artiste. Il a ajouté l'aumônière après coup (c'est très clair) et a fait ce qu'il fallait pour qu'elle soit lisible.
Il me paraît important de préciser aussi que la taille du détail n'est pas possible à déterminer sur le site Medieval Tymes ou sur mon bien aimé pinterest... On perd tout contact avec l'original. La Morgan Library indique bien les dimensions, mais, honnêtement... Qui y prête réellement et systématiquement attention ??? (et s'amuse à mesurer la taille de l'image sur son écran et à tout calculer ? )
Et ce n'est qu'un exemple parmi tant d'autres... (J'enfonce le clou, mais... Les images isolées, retirées de tout contexte, redécoupées, vues sur pinterest... ça pousse à l'erreur d'interprétation, vu qu'il faut remonter à la source première : le manuscrit et ce à quoi il ressemble !)
Respectons le travail du bon moine Saturnin !
La hiérarchie
J'ai déjà évoqué cet aspect dans l'article précédent. J'y reviens vite fait. Les tailles reflètent l'importance. J'espère que c'est clair... Voir Otto. On peut aussi mentionner les enluminures présentant des châteaux ou des villes minuscules attaqués par des géants. Les humains sont plus importants. Ils sont plus grands. En outre, diminuer l'échelle de la ville permet de la représenter en entier. On peut aussi avoir des portes minuscules, etc. Il suffit de regarder quelques enluminures au hasard pour voir les problèmes d'échelle. Qui n'ont rien à voir avec le talent du peintre.
Guiron le Courtois, Naples (?), 1352-1362, Scène de Tournoi, Londres, British Library, Additional 12228, f. 157v Y a comme qui dirait un problème d'échelle... (photo : British Library) |
La taille dans le codex
Et maintenant, un aspect connu par les historiens de l'art. Prions Baschet, Camille et Wirth. Là, on entre vraiment dans le très sérieux.
Les livres enluminés comportent différents types d'images. En vrac, des pleines pages, des demi-pages, des initiales (ou lettrines), des grotesques, etc. (Je ferai un lexique en dernière partie, comme on me l'a proposé...)
Ces images, dans la "hiérarchie" du livre ne sont pas égales, et donc pas traitées de la même manière.
La pleine page est, évidemment, la plus importante. La plus soignée, la plus travaillée, et celle avec laquelle on rigole le moins...
Les grotesques, c'est, apparemment, la liberté (c'est pas aussi simple, mais on ne va pas compliquer les choses... )
Pour comparer, on va prendre un retable.
La partie centrale est la partie majeure : des saints, la Vierge à l'Enfant, ou une scène sacrée de la plus haute importance. En dessous, on a ce qu'on appelle la prédelle, qui représente des scènes en rapport avec la scène principale, mais de moindre importance dans le contexte. La partie centrale représentera moins d'innovations. C'est dans la prédelle que le peintre va se lâcher. On verra apparaître des scènes nocturnes, des perspectives osées, des tas de petits détails qui rompent avec la tradition... Et petit à petit ces détails de prédelle vont prendre de l'importance pour enfin monter au panneau principal. C'est un peu une zone test au niveau des innovations. Ca passe ou ça casse. Avec le temps, on s'habitue au concept.
Les grandes peintures dans les enluminures, c'est pareil. Donc, là aussi, il convient d'avoir une vue d'ensemble du manuscrit pour savoir quel type d'image c'est, et comment elle est par rapport à celle des autres types.
Mulden et Styly
Je continue avec des exemples 13e... parce que c'est vachement pratique là dedans.
La Synagogue de la cathédrale de Strasbourg, 1220-1230. Le Muldenfaltenstil dans toute sa splendeur (photo Bibi) |
Maître du Psautier Albenga, Psautier, vers 1210-1230, David montrant sa bouche, Londres, British Library, Additional 47674, f. 34v. Initiale en muldenfaltenstil (photo : British Library) |
Cela semble correspondre à des réalités physiques de tissus (les tissus s'alourdissent au fil du siècle, les tissus foulés et veloutés supplantent les tissus plus légers) Ca suit ce qu'on observe au niveau des livres de comptes aussi. On est dans du concret dont on peut voir les effets sur les oeuvres. Je peux ajouter aussi que le Muldenfaltenstil correspond à la phase la plus antiquisante et pourrait être rapproché de l'art antique en ce qui concerne les drapés.
Guillaume de Tyr, Histoire d'Outremer, entre 1232 et 1261, Godefroy de Bouillon, Londres, British Library, Yates Thompson 12, f. 46. Block Style dans une initiale (photo : British Library) |
Le Mulden (je craque) est plus représentatif de la tradition. Il convient mieux aux images les plus sacrées. Le Block est la nouveauté. L'élément qu'on va introduire petit à petit...
Problème : quand disparaît vraiment le Mulden ? Il persiste dans l'image, avant de laisser totalement la place au Block, mais, dans la réalité, dans les achats par les riches ? Combien de temps ce type de drapé a-t-il perduré dans l'image alors que les tissus légers correspondants n'étaient plus à la mode ? La comparaison entre les différents types d'images d'un même manuscrit est un bon indice du changement de mode, quand on se base sur les images plus innovantes. Je me répète mais, là encore, il faut considérer le codex entier, et ne pas chercher les solutions dans des banques de données incomplètes genre pinterest...
Mais il y a aussi un aspect dont il faut tenir compte : une petite image est plus lisible en Block Style qu'en Mulden... Ca peut jouer... Mais... On a des initiales en Mulden.
Et... Avec la survivance du Muldenfaltenstil on aborde un autre gag courant dans les enluminures...
L'anachronisme.
Mais on en parlera une autre fois !
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