mercredi 5 septembre 2018

METHODOLOGIE 4.1

LES ENLUMINURES
Première partie

Juillet, lion, Livre d'heures, vers 1450, Bodleian Lib. MS Auct. D.inf.2.11., fol 6r (wikipedia)

Les enluminures (souvent faussement appelées "icono"... Grrrr) sont des sources particulièrement appréciées pour apprendre à connaître le costume médiéval, et plein d'autres aspects du Moyen Âge.
Autant le dire tout de suite, ce n'est peut-être pas l'idée la plus géniale du siècle.
La peinture médiévale a ses règles. Et dans la peinture médiévale, l'enluminure a les siennes.

On entend souvent dire que l'enluminure, ce n'est pas de la photo. C'est vrai. Mais les mêmes vont vous dire que c'est comme la BD... Euh ? On pourrait en déduire qu'Astérix et Lucky Luke sont représentatifs de notre civilisation actuelle. Il n'y a, hélas, aucune exagération là dedans. Car les enluminures sont des oeuvres ancrées (et encrées) dans leur époque de création, mais qui racontent des histoires de différentes époques. Ah ben oui, c'est comme la BD en apparence. Mais, dans la pratique, seule l'époque de création est prise en compte, et tout est considéré comme fiable.
La reproduction pure et simple des costumes (et des accessoires, et des décors) issus des enluminures n'est pas de la reconstitution ou de l'étude du costume, mais du cosplay (sans que cela soit péjoratif, tant que c'est assumé comme tel).
Les enluminures ont, dans l'image médiévale, un nombre assez impressionnant de particularités dont il faut tenir compte afin d'étudier les objets dans les meilleures conditions.

Voici un petit éventail de ce dont il faut tenir compte quand on travaille à partir d'enluminures... Encore une fois, ça peut avoir l'air rébarbatif, et long, mais quand on a l'habitude, ça devient du réflexe.

Quelques généralités
L'image médiévale est pleine de symboles. On peut les retrouver aussi bien dans les peintures de chevalet, les fresques, les vitraux, les ivoires, les tapisseries, les émaux, etc. Et donc dans les enluminures. Le sens, la représentation peuvent varier selon les siècles et les media.
On est dans de la deux dimensions. (Captain Obvious vous salue). La représentation de la profondeur n'est pas forcément liée aux règles de la perspective linéaire (celle-ci apparaît sur la fin du Moyen Âge). On aura plutôt des indications de profondeurs, des jeux sur les plans et ce qu'on qualifierait d'"essais foirés de perspective".

Otto II, Registrum Gregorii, vers983, Chantilly, Musée Condé, Ms 14 bis. Empereur disproportionné, mis en avant alors qu'il est sous le dais, espace recomposé, profondeur juste indiquée. Le réalisme ? Pourquoi faire ? Tout est conçu selon des règles qui sont totalement différentes de celles auxquelles nous sommes habitués depuis la Renaissance (Wikipedia)
En fait, la perspective illusionniste, c'était pas vraiment une question... La taille des objets ne correspond pas aux règles d'optique. Beaucoup d'images médiévales utilisent la hiérarchie par la taille : plus quelque chose est important, plus c'est grand. Tout est repensé, réorganisé et présenté en fonction d'une hiérarchie propre à chaque image et objet figuré dans cette image. Ca peut donner de sacrées disproportions, et ainsi tromper celui qui veut reconstituer un objet. Ce n'est pas à l'échelle.
Et on privilégie la lisibilité et la compréhension de ce qui était important au regard de l'époque (et ce n'est pas forcément pareil maintenant) à l'illusion de réalité. Le réalisme n'importe que très peu.
C'est pas compliqué. Une image médiévale est
1. SYMBOLIQUE. Elle a un sens. Ce n'est pas là par hasard.
2. Compréhensible. Les éléments signifiants sont mis en valeur.
3. Décorative. Pour les yeux médiévaux.
etc.
etc.
etc.
N. réaliste, si on a le temps, les moyens, si le navire qui amenait les pigments d'Orient n'a pas coulé lors d'une tempête ou été attaqué par des pirates, si le peintre a l'idée et la capacité de faire dans le réalisme, si le commanditaire veut qu'il y ait du réalisme par endroits, si ça ne gêne pas la lecture et la beauté de l'oeuvre...

Avant de vouloir utiliser une image médiévale, il faut la comprendre. Se mettre dans la tête de celui qui l'a faite et de celui qui la recevait. Il faut comprendre l'esprit médiéval. 

Quelques problèmes propres aux manuscrits enluminés
Contrairement aux autres sources en deux dimensions, les enluminures font partie d'un ensemble particulier : le codex (c'est le mot pour faire bien quand on cause d'un livre... par opposition à un ouvrage en rouleau). Pour la réalisation, on peut avoir plusieurs artistes s'occupant de l'image et de la calligraphie. C'est parfois l'ouvrage d'une seule personne, souvent l'oeuvre de plusieurs. Et il n'est pas rare d'avoir des livres réalisés sur plusieurs dizaines d'années. Du coup, cela pose un problème au niveau de la datation. On a aussi des reprises des décennies plus tard. Grattage d'un personnage, remplacé par un autre, par exemple.
Livre de Lindisfarne, VIIIe siècle, Page d'ouverture du livre de st Mathieu, Londres, British Library, Cotton MS Nero D.IV,  f. 27r. Il a pris son temps, Eadfrtih... (Wikipedia)
 D'autre part, si on peut raisonnablement envisager qu'un moine (ou une équipe) dans un scriptorium religeux peut passer 17 ans à faire un évangéliaire sans stress et sans date de rendu, il n'en est pas forcément de même pour un enlumineur d'un scriptorium laïc qui a eu une commande d'un livre d'heure pour un mariage 2 ans plus tard. Au début, il prend son temps, soigne les détails, s'applique... et 3 mois avant la date du mariage se rend compte qu'il n'a fait que la moitié du livre... Il peut alors y avoir comme qui dirait une différence de qualité entre le début et la fin de l'ouvrage...Différence de qualité qui va forcément jouer sur les détails.
Pour cela il est important de savoir où se situe l'image dans le livre, et d'avoir jeté un oeil à la totalité du manuscrit.
Une enluminure n'est pas quelque que chose que l'on peut traiter de manière isolée.

Les couleurs
Encore une fois, tout dépend...
Certains scriptoria sont mieux achalandés que d'autres. Les couleurs qu'on trouve dans les manuscrits dépendent des pigments disponibles dans le scriptorium. Ceci inclut la richesse (ou non) du dit scriptorium, mais aussi les liens commerciaux, puisque certains pigments viennent de très loin. La valeur économique (le prix, quoi) et spirituelle (oui, Dieu aime ce qui est beau et riche, le commanditaire aussi) de la peinture dépend aussi des pigments qui sont employés. On aura alors des couleurs plus ou moins vives, voire, pas de couleurs. Des couleurs absentes...
Et en prime, certains pigments ne sont pas stables... Rien que tout cela fait que l'on ne peut pas trop se fier aux couleurs.
En plus :
Ordo du Sacre, version Louis IX, 1250, Paris, BNF, Latin 1246. Le texte dit que le roi est totalement vêtu de soie bleu jasmin fleurdelysé... sur une chemise blanche. Toutes les images décrivant le sacre démentent le texte. Chaque vêtement est mis en évidence pour qu'ils soient bien distincts les uns par rapport aux autres, chacun jouant un rôle dans la cérémonie. Les couleurs d'un même vêtement peuvent changer d'une image à l'autre... (photo BNF)
 On ne doit pas oublier les règles 1 à 3 de l'image médiévale. Les couleurs sont soumises à un symbolisme (certaines permettent de reconnaître certains personnages), à la lisibilité (on doit distinguer les éléments signifiants au premier regard), à l'aspect décoratif (harmonies médiévales, etc.) et puis, après, on peut éventuellement se permettre d'avoir des couleurs qui correspondent à la réalité.
Ordo du sacre, version Charles V, 1365, Londres, British Library, ms. Tiberius B.VIII, f. 55. Les fleurs de lys font leur apparition. L'image tient ici un peu plus compte des réels vêtements. (The British Library board)
 Ceci va plus se voir sur la fin du Moyen Âge, comme toujours, mais, ça ne veut pas dire que tout sera réaliste. Là aussi, il est conseillé de jeter un oeil à la totalité du manuscrit pour vérifier si certaines couleurs ne seraient pas absentes ou utilisées dans certaines situations. Et on peut comparer avec d'autres...
Si le commanditaire et le scriptorium ont les moyens, on va avoir des couleurs vives même pour des costumes paysans. Tout simplement parce que les couleurs sont chères, et c'est donc une preuve de la richesse du commanditaire, et vives, ce qui est esthétiquement appréciable.
Les Très Riches Heures du Duc de Berry, XVe siècle, le Mois de Juin, Chantilly, Musée Condé, ms.65, f.6v. Le bleu de la robe fait un peu riche... Un tout petiiiiiiiiiiiiiiiiiit peu... (Wikipedia)

D'ailleurs, lorsque l'on a redécouvert l'art médiéval au 19e siècle, les amateurs étaient frappés par la vivacité des couleurs des manuscrits, couleurs protégées du soleil. Forcément, les fresques et les peintures de chevalet avaient, en comparaison, perdu de leur éclat.

Feuillet détaché de la Bible de Maciejowki, Mort d'Absalon, vers 1250, Getty Center, Los Angeles. lido.getty.edu-gm-obj1554. Photo du musée, récente, certainement conforme à l'original. (Wikipedia)

Dernier point sur les couleurs : la qualité de la reproduction. Il n'y a qu'à comparer différentes éditions de la Bible de Maciejowski pour comprendre que la reproduction joue... Beaucoup...
Bible de Maciejowski, Retour de Benjamin, New York, Pierpont Morgan Library,  Ms M. 638, f6. Photo issue d'un ancien livre. Reproduction des couleurs douteuse. (Wikipedia)

Et, il y a un truc qui est très dur à restituer en photo : l'or.
Bible de Maciejowski... New York... En vrai, avec un smartphone. Forcément, ça rend moins bien... Mais on voit l'or. (Photo de moi... On s'en doutait, je vous rassure, j'ai fait moins pire avec le reflex)

Et comme on parle couleurs, il est toujours utile d'avoir ses Pastoureau à portée. 
En résumé : Il faut se montrer très attentif aux couleurs que l'on veut prendre pour ses vêtements si l'on se base sur les manuscrits. Les règles de la teinture et de la peinture ne sont pas les mêmes... 

J'arrête là pour l'instant. Il reste encore à causer des copies, des anachronismes, des types de livres, des sujets, des exotismes, j'en passe et des meilleurs... Autant faire une petite pause.

(Franquin/Dupuis)

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