jeudi 9 août 2018

RESTAURATIONS ABUSIVES

COULEURS ET AUTRES BABIOLES
Méfiez-vous, Nip Tuck style
Totalement refaite des couleurs et c'est une fausse blonde...
(photos wikimedia commons ou éditeurs)
Il était une fois une noble dame allemande qui a eu un destin peu enviable.
Il s'agit de la belle Uta de Ballensfeld (1000-1046), margravine (comtesse) de Mirnie. Si ça ne vous dit rien, on va prendre son autre nom : Uta de Naumburg. Célèbre sculpture du  XIIIe siècle, se trouvant dans la cathédrale de... Naumburg. Elle fut, avec son mari, la fondatrice de la cathédrale.
Et toute la joyeuse famille figure sur les murs. (sculptures datant de 1240-1250 environ)
Evidemment, pas en costume XIe.
Juste en costume XIIIe, avec des bizarreries. Des costumes qui inspirent énormément les gens qui font de la reconstitution.

Alors, pourquoi Uta, qui est quand même drôlement célèbre par son statut de l'une des plus belles statues du XIIIe siècle a eu un destin peu enviable ?
Déjà, la pauvre a inspiré Disney pour la méchante reine de Blanche Neige. Pas sympa pour elle.
Ensuite parce qu'elle a été décrétée comme modèle idéal de la femme allemande par un petit moustachu et sa bande, moustachu dont on ne citera pas le nom, je veux pas salir mon blog. Ben oui, belle, grande, blonde aux yeux bleus. La parfaite femme aryenne.
Elle en demandait pas tant, la pauvre Uta.

Uta et Ekkerhard, son charmant époux, les deux vêtus de cottes blanches


Il y a quelques temps, des études très poussées des statues ont été réalisées. Etudes qui ont porté sur les couleurs.
Et là, c'est le gag déjà vu (cf. le retable de la Vierge aujourd'hui à Saint-Denis dont la polychromie date du XIXe) : il y a plusieurs couches.
L'étude est tellement bien faite qu'on a retrouvé la quasi totalité des couleurs d'origine. Et qu'on a la date des couleurs les plus visibles.

La souriante Reglindis, de blanc vêtue

Et là, tous ceux qui se sont basés sur les sculptures de Naumburg (pas qu'Uta. Toute la famille) pour justifier des galons, des tourets clos de couleur ou autres... C'est de 1518.
Les espèces de tourets à l'origine sont blancs. On a bien des bandes déco, en doré, sur le voile de Berchta, ce qui correspond à certains témoignages médiévaux de voiles brodés d'or.Les bandes dorées ont été supprimées au XVIe siècle.
Les gros galons dorés sur les vêtements : 1518
Les bandes dorées sur les barbettes : 1518
Berchta, qui a perdu toutes ses couleurs...

 Pour les costumes d'origine, c'est le blanc qui domine largement, très largement, pour les cottes. Si on a des cottes de couleurs, c'est qu'il y a un surcot, qui est blanc. (Attention, il y a des zones de couleurs indéterminées parfois...)
Pour les coiffes XIIIe, on a bien des couronnes qui sont posées sur des tourets clos blancs. Pas d'autres fantaisies. On trouvera des dessins détaillés des motifs de ces couronnes.
On a aussi des reconstitutions des las, les galons qui tiennent les manteaux.
4/5 des cols de manteaux sont noirs.
Les manteaux, eux, sont colorés. Ce qui devait permettre de mettre en valeur les statues.
Bref, les couleurs qu'on voit aujourd'hui, qui circulent, et qui inspirent tant de monde, sont des couleurs de la Renaissance, et n'ont rien à voir avec le costume médiéval.

Et Uta avait les cheveux auburn... C'est marrant, quand on y pense... Symbole de la femme aryenne... Ben non.

Je ne vais pas vous faire tout le détail. Il existe un bouquin remarquable sur la question. Les images et tableaux parlent d'eux mêmes. Les versions XIIIe et XVIe sont présentées. Et ceux qui aiment les études scientifiques seront aux anges.

Le livre de Daniela Karl
photo éditeur
Prix : 50 euros. La couverture parle d'elle même, et l'intérieur est tout aussi révélateur.

Pourquoi tant de tenues blanches ? 
Il y a peut-être une explication. Ce sont des donateurs tous morts depuis près de 200 ans. Or
"le blanc que de très nombreux documents médiévaux associent à la mort et aux pratiques funéraires ne doit pas être pensé comme cadavérique ou fantomatique, c’est-à-dire comme décoloré, mais au contraire comme un blanc intense, brillant, glorieux, lié aux joies de la résurrection et du triomphe des justes."

Michel Pastoureau, "Les Couleurs de la Mort" in Alexandre-Bidon, Danièle; Treffort, Cécile. À réveiller les morts : La Mort au quotidien dans l'Occident médiéval, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1993.
photo éditeur


Les donateurs et donatrices apparaissent ainsi comme des Elus, ayant, par leur donation, pu accéder au Paradis. Ce n'est donc pas un choix anodin. Et les repeints du XVIe siècle nous ont fait perdre ce sens (et puis, notre perception de la symbolique des couleurs aussi...)

Ces statues ne représentent pas des personnages vivants au moment de leur réalisation. Il y a ainsi des moyens de faire comprendre à ceux qui sont dans l'église qui sont ces gens sur les murs. La couleur est un indice fort. On peut aussi envisager que les anomalies (les coiffes féminines de Naumburg n'ont pas l'air de se trouver ailleurs) costumes sont d'autres indications de l'appartenance des donateurs à un autre monde. Les anomalies/anachronismes/fantaisies instituant une distance entre le sujet et le spectateur.

Encore une fois, comprendre l'art et la mentalité médiévale permettent d'éviter les pièges de cet art. La lecture aide considérablement... Aussi.

Un petit dernier pour la route...
On reste en Allemagne, mais on va à Brunswick. Même époque.
Vers 1240.
Gisant de Mathilde d'Angleterre, fille de Henry II et d'Aliénor, femme de Henri le Lion et mère d'Otto IV (on a des familles plus humbles)



Le gisant est conservé dans la cathédrale de Brunswick.
Mathilde est morte en 1189. Donc, longtemps avant que son gisant ne soit réalisé. Ce qui veut déjà dire qu'elle n'a certainement jamais été habillée comme elle est représentée.
En outre, un examen même rapide de la sculpture montre qu'elle a été endommagée : front, nez, bouche, un oeil sont refaits (pierre de couleur différente, et marques visibles). La bouche d'Henri le Lion a aussi souffert.
Henri le Lion, visage lacéré, bouche refaite. Pas très med, je trouve, les lèvres. Et une coiffure anachronique en prime.

On remarque en particulier un truc jamais vu sur une couronne XIIIe : une pendeloque pendant à partir de la rose au milieu du front...
Plusieurs dégâts visibles sur le visage. Très refait. Les différences de matières sont très nettes

Le bijou est totalement anachronique et pourrait dater plutôt du XVIe siècle (ou du XIXe).
J'ai contacté la cathédrale et si elle ne répond pas, il y a en revanche des humains dedans qui parlent (uniquement en allemand). Effectivement, ça a été refait. Date inconnue, mais c'est certainement pas du Moyen Âge. Il y aurait un autre problème à la couronne (le charmant monsieur était ravi de m'expliquer tout ça, y avait pas moyen de l'arrêter, et je crois qu'à un moment il a oublié que j'avais prévenu que "Mein Deutsch ist sehr schrecklich"), au niveau des fleurs, qui elles même ne seraient peut-être pas d'époque. Mais en tout cas, y a eu pas mal de choses modifiées dans la cathédrale, et il y aurait aussi des petits problèmes sur Henri. En ce qui concerne les gisants, ce sont de petites choses, mais ça incite à la prudence. Ne pas oublier qu'en cas de vandalisme, statistiquement, les têtes prennent en premier (puis les mains).

Et voilà, encore des oeuvres XIIIe sur lesquelles il vaut mieux se documenter avant de passer à l'acte.
La première question en reconstitution ne doit pas être
"Comment je peux faire ?"
Mais
"Est-ce que je peux le faire ?"



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire