samedi 21 mars 2020

DES OISEAUX ENERVANTS

Regardez bien vos sources, 
gardez bien vos sous.
Des perroquets pour faire le paon.
Sujet qui fâche. 
En reconstitution, on cherche souvent le tissu qui va bien. 
Bonjour la Quête ! Le Graal, c'est souvent plus fastoche à dénicher.
Profitons du confinement pour bosser un peu. On se réveille, on vire le chat, et on y va ! Parce que là, c'est peut-être pas une bonne idée de tissu (vaut mieux rester au lit...)


Parmi les modes de la reconstitution historique, il y a, en ce moment, la folie des soieries, de préférence à motifs. En ce qui concerne les soies à médaillon, mon opinion à ce sujet est nette. Ca a fait l'objet d'une publication dans Medieval Clothing and Textiles, complétée dans ce blog, d'ailleurs, Suivez le guide ! et pour les soies à motifs en général, voir aussi dans quelques numéros de Moyen Âge (118-119-120). Les tissus liturgiques, ça ne se porte pas n'importe comment. 

Où l'on retourne à Klosterneuburg. C'est beau, Klosterneuburg. 



C'est marrant, parce que dans l'article scientifique, j'avais fait une petite boulette. Explication. J'avais daté un tissu du XIIIe, à cause d'une info publiée dans un site pourtant sérieux, sur le net. Le très beau tissu aux perroquets de Klosterneuburg.
C'est lui, photo fournie par le conservateur du trésor de l'abbaye.


Le gag étant que peu avant la parution de l'article, je me suis aperçue de la gaffe. Le site avec l'info n'était plus trouvable. Je suis partie sur un autre pour trouver l'image (oui, fallait un lien en note vers le tissu). Là, pas de date. D'autres sites, moins fiables, reprenaient toujours la même datation. Mais en fouillant dans le catalogue de l'abbaye, en allemand, comme je préparais un autre article où cette fois le tissu serait bien étudié, ben... C'était une autre musique. Trop tard pour changer le texte de l'article scientifique (parti chez l'éditeur). Mais on continue l'enquête, pour l'article plus vaste. Et j'ai surtout enfin pu avoir le conservateur au téléphone ! Alleluia. Effectivement, la date qu'on trouve partout en ligne (sauf depuis peu sur la page officielle de l'abbaye), c'est pas la bonne. Nous v'là beaux, tiens...
Tant pis, je profite de la partie interactive de mon article, à savoir ce blog, pour signifier mon erreur. Ce genre de chose arrive. Ce n'est pas dramatique, dalmatique, peut-être. Y a pas mort d'homme. J'ai pas dépensé de sous pour acheter le tissu. Je peux assumer, rectifier mon erreur et m'autobaffer en me disant que je vérifierai mieux et que je dois absolument investir dans le gros bouquin très cher du musée de Cluny, qui est épuisé, mais indispensable, et j'ai cassé ma tirelire... 

Le gros bouquin confirme ce qui est dit dans le catalogue du trésor de l'abbaye. Oh ben quelle surprise ! Et m.... 


Or, il se trouve que ce tissu a été en vente sur le net. Ce qui n'est pas si grave, puisque rectifiable sans frais (juste un autobaffage), en recherche (ça concernait une note, et ça ne change en rien l'article, et l'info est correcte dans Moyen Âge), devient plus gênant en reconstitution (relisez la phrase sans les parenthèses, ce sera peut-être plus clair. J'ai du mal aussi...). Donc, je reprends, ayant été fortement interrompue par moi-même. En recherche, on écrit. Du coup, si on se trompe, on rectifie avec un autre écrit, et y a pas (trop) de bobo. En reconstitution, en revanche, il y a achat de tissu, confection d'un vêtement. Si on veut être histo, autant avoir les bonnes infos. Hélas, ça devient perte de temps et d'argent si les infos sont involontairement du pipeau...


Je vous fais un petit résumé en français du texte du vendeur : 
Le tissu est présenté comme de fabrication française, dater du XIIIe, être un fragment de manteau d'un margrave du XIIe (il y a une précaution, c'est bien), transformé en chasuble, et tout un blabla vantant la qualité de ce tissu rouge, et le fait qu'exceptionnellement ce ne soit ni italien, ni espagnol, ni italien, mais français. 

Maintenant, les infos récentes. 
En premier, la page de l'abbaye (dernière modif en mars 2020)
En route pour l'Autriche
Tissu présenté comme liturgique, datant du XIVe. L'histoire du margrave est une légende, c'est courant pour les tissus précieux, ça ajoute à leur aura...

Les sources écrites : 
Pour ceux qui n'ont pas peur de l'allemand : Die Schatzkammer im Stift Klosterneuburg, par Wolgang Christian Huber et Janos Stekovics (pour les photos). Il y a en fait plusieurs auteurs. Editions Janos Stekovics, 2011. Les tissus sont évoqués 34-36 (29 euros)


L'article sur les tissus renvoie à un ouvrage de référence... Cocorico !!! En français !!!
L'indispensable, rare, onéreux catalogue des soieries du musées de Cluny. 
Soieries et autres textiles de l'antiquité au XVIe siècle, par Sophie Desrosiers, Paris, RMN, 2004, 320-322.
Prévoir 3 chiffres (100 euros neuf. Ouch !). 

Mais comme le tissu vendu vaut plus de 50 euros le mètre, et qu'on fait peu de vêtements avec un mètre en méd quand on est adulte, acheter le tissu revient plus cher que la plupart des propositions en occaz du livre (euh... Il frôle les 4 chiffres sur certains sites. Montez à 250, pas plus).
Faut connaître ses priorités. Or, hélas, mon expérience de la reconstitution m'a souvent montré que la priorité annoncée était l'historicité, la priorité réelle : le bling. 

Ceux qui en ont envie peuvent, à ce moment, se permettre une réflexion sur l'Orgueil, l'empressement, la témérité et conséquences, opposées à la modestie, la prudence, et la lenteur. Un bel exercice que les penseurs médiévaux auraient apprécié. 


Et maintenant, désolée pour tout ceux qui ont acheté ce tissu aux perroquets... Ce qui est dit dans le gros bouquin de 2004. Avertissement : il s'agit d'un tissu conservé à Cluny, auquel les fragments (oui, il y en a plusieurs) de Klosterneuburg est rattaché (il est cité dans le livre de Cluny, donc, pas d'équivoque possible). Je fais grâce de la première page.

Je ne vais pas tout mettre, on va rester dans le raisonnable (mais avec un livre aussi rare...). La parole à madame Desrosiers :
         Comme on vient de le voir, l'étoffe appartient à un petit groupe de soieries au décor très proche, que ce soit par la composition en rangées alternées ou par les motifs eux-mêmes (...). Plusieurs ont été étudiés par Petrascheck-Heim (1986), y compris trois exemples conservés près de Vienne (couvent de Klosterneuburg). Selon la tradition, ceux-ci auraient constitué les vêtements de mariage de saint Léopold (mort 1136) et de son épouse Agnès (morte 1143), mais leur présence dans le couvent n'est attestée par un inventaire qu'à partir de 1371. Les comparaisons avec les autres fragments repérés démontrent une grande homogénéité technique, y compris dans les filés or constitués d'une lamelle de peau ou de cuir doré enroulé Z sur une âme en soie et toujours employés doubles (...).
Le tissu du musée de Cluny, Paris, cl3058, photo rmn


         Ce groupe très particulier techniquement, aux motifs considérés comme occidentaux bien que modelés par une influence orientale, a posé jusqu'ici beaucoup de problèmes de classement. Suivant les auteurs, on les trouve attribués à l'Italie, à la Sicile et surtout à Paris, où le tissage de la soie a connu certains développements au XIIIe siècle sans que l'on puisse jusqu'ici identifier des étoffes sorties de ses ateliers.  Mais plusieurs éléments, dont les matériaux employés, la croisure, et les phénix présents sur un exemple lyonnais un peu particulier (...) indiquent la direction de l'Orient. Quel Orient ? Il n'est pas facile de répondre à cette question. Les fils d'or et l'armure taffetas à fils doubles du fond permettent un rapprochement (avec des tissus) attribués à l'Iran oriental. Mais les fils de chaîne (...) appartiennent plutôt à la tradition chinoise. (...) Ces diverses observations conduisent à émettre en seconde hypothèse que (...) ce fragment et tout le groupe auquel il appartient ont été produits par des tisserands travaillant dans la tradition Liao-Jin pendant la période mongole, et donc probablement installés en Asie Centrale où les Ilkhans avaient regroupé des spécialistes de draps d'or (...).
         Les tisserands de Tabrïz ou d'Asie Centrale ont produit des soieries selon des modèles d'origine italienne et probablement pour le marché occidental, et ceux-ci ont dû arriver par groupes, sinon tous ensemble, puisque les vêtements de saint Léopold et ceux démontés par Bock étaient constitués de plusieurs étoffes à motifs interchangeables. Mais il fallait que les feuilles de vignes soient déjà développées sur les tissus italiens, un mouvement qui semble n'avoir pris de l'ampleur qu'à partir des années trente du XIVe siècle. Postérieurement les griffons réapparaîtront sur les lampas italiens de la seconde moitié du XIVe siècle (...). Cl 3058 (fragment de Cluny, note tinesque) doit se glisser entre ces deux périodes et donc avoir été produit vers le milieu du XIVe siècle.

On récapitule :


                     tissu vendu                          tissu original 
couleur :     Rouge ; lurex                   Bleu/vert, peau ou cuir doré, âme de soie
date :          mi XIIIe                           mi XIVe
origine :      France, Paris                   Iran ou Asie Centrale
technique : simple                              J'ai rien compris, c'est trop compliqué pour moi


On peut nous prendre pour des Ilkhans.

J'ajouterai aussi que, malheureusement, la qualité des motifs sur la reproduction est loin de la finesse de l'original. En outre, le fond bleu/vert ne serait-il pas une particularité de cette série de tissus ? Est-il alors judicieux d'en présenter une version rouge ? Enfin, si on peut aisément comprendre le choix d'un synthétique au lieu du fil d'or, le tissu d'origine présente un relief que le tissu vendu n'a hélas pas. A la décharge du vendeur, le tissu était une commande d'un client particulier, qui voulait cette couleur, et les renseignements internet, ça vaut ce que ça vaut (même quand on bosse très sérieusement, on a du mal à trouver certaines infos, faut pas se leurrer). Et allez trouver les métiers et les artisans qui bossent comme il y a 600-700 ans (ça court pas les rues, hélas. Déjà au Moyen Âge, on les choyait...).



On voit donc un tissu qui ne correspond pas à l'époque pour laquelle il est vendu. Il ne correspond pas au lieu de production annoncé
Il a changé, l'Arc de Triomphe...

Il n'a pas les caractéristiques de l'original. Il apparaît en fait vraiment comme une version très bon marché du superbe exemple de Klosterneuburg.

Conclusion
On sait déjà que l'utilisation des soies médiévales mérite une grande réflexion. Ce tissu nous offre un autre exemple de la nécessité absolue de faire des recherches, de vérifier, et de ne pas se baser uniquement sur le site du vendeur, qui n'a certainement pas pris ses infos au bon endroit (Parce qu'hélas, les infos sur le net... elles dataient). Corriger un article, ça fait mal à l'amour-propre, mais tant pis. Ca arrive, ça sert de leçon. Investir dans des bouquins hors de prix, ça fait mal au porte-monnaie. Mais si les bouquins hors de prix permettent de voir que le tissu sur lequel on veut craquer ne correspond pas à ce qu'on cherche... Qu'est ce qui est préférable ? Le tissu ne sert que pour un projet. Les bouquins pour plusieurs... Et ce pendant des décennies. Et puis il y a des bibliothèques quand on habite dans une grande ville, quand on n'est pas confiné chez soi. Quant aux infos qui viennent du net... Il arrive régulièrement que, quand ça coûte rien, ça vaut rien...

Croisez les sources. Demandez celles des marchands, précisément ! Vérifiez la bibliographie des objets... Et si on veut faire de la reconstitution, on doit faire les choses avec sérieux et méthode avant de se lancer dans un projet, surtout onéreux. 
Ou alors, on fait de l'évocation. Y a aucune honte à dire qu'on fait de l'évocation.
Ce tissu est très chouette pour de l'évocation. 
Mais inutilisable en reconstitution. Comme la quasi totalité des soies à motifs du marché, sauf cas exceptionnels. Mais, vanitas, superbia, blablabla


Papapapa, papapapa, papapapa, papacheter le tissu aux perroquets !






2 commentaires:

  1. très intéressant !!! ca me donne envie de lire ce livre :D en plus ils l'ont à la bibliothèque universitaire de ma ville (Cholet ils ont un bon fond mode) et ça c'est une très bonne nouvelle !!!! Je ne fais pas spécialement de reconstitution médiévale mais ça reste un sujet super intéressant ! pleins de belles découvertes !

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  2. je suis complétement d'accord avec vous! j'y ajoute un mobile de choix de tissus dans le monde de la reconstit: suivre les "chefs de fil que tout le monde aime" et se retrouver avec de la laine bouillie pour du sayon celte!!!!!!!!!

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