vendredi 10 mars 2017

COIFFE XIIIè

UN TOURET UNIQUE EN SON GENRE
Méfiez-vous, épisode... un autre... 


Touret du cloître de la cathédrale de Noyon. L'un des nombreux exemples de cette coiffe.

Une coiffe féminine caractérise le XIIIe siècle, le touret. On est d'accord. 
Avec Catherine La Prez des GMA, nous avons d'ailleurs eu l'occasion de nous intéresser de plus près à cet accessoire pour un dossier coiffe détaillé. (voir là et aussi là )
Nous avons ainsi pu constater que certains types revenaient régulièrement.

Or, il y a plusieurs années, j'avais vu un touret "hors normes". A Saint-Denis. Hélas, il est placé dans une zone non accessible au public (chapelle de la Vierge, accès interdit par cordon), et si de loin j'avais pu voir un truc bizarre, sur la photo prise au téléobjectif... On ne voyait pas grand chose. 

Ballot 1.
Ballot, le mot est faible. Le problème est sur la femme en rose, à côté du guerrier.

Cet objet montre en fait une déco. Mal lisible de loin, et c'est dommage. Et c'est cette déco que je voulais observer. Après quelques échecs pour obtenir un cliché correct et une analyse pertinente... J'ai pris mon courage à deux mains, et je suis retournée sur place, munie des autorisations nécessaires. 

Je vous épargne la montagne de paperasse qu'il a fallu remplir pour avoir le droit de franchir le cordon et aller photographier, dans d'excellentes conditions, le retable.
Taille approximative de la montagne de paperasse...

Ballot 2 : Interdiction de diffuser ces photos. Eh oui... Vu la zone où se situe le retable, ben... Ca se complique si on veut montrer des photos des détails. 

Vous n'aurez donc que de très belles (hum) photos de loin, et des dessins. Où l'on comprendra pourquoi je n'ai pas fait les beaux-arts. 

Avant d'aller plus loin, pourquoi cet objet décoré poserait-il problème ?
Parce qu'il est unique en son genre. Et ça, c'est rarement bon signe. Ceci dit, une exception est toujours possible. Mais il convient de bien analyser la situation. Quand on est face à un objet unique, l'analyse se doit d'être encore plus rigoureuse que d'ordinaire. Ce qui n'est pas peu dire. 

Et c'est parti pour le jeu de piste. Parce que la reconstitution c'est aussi ça. On en a déjà vu plusieurs exemples. 

1. Vive le net. Ou pas...
Une rapide recherche nous apprend que l'objet n'est certainement pas dans son état d'origine. La source : Eugène Viollet-Le-Duc :
Dictionnaire de VLD 
Viollet-Le-Duc qui a activement participé aux travaux de restauration de la Basilique de Saint-Denis. 

Ceci est l'information la plus précise que l'on trouve sur le net. Au moins, on sait qu'il y a danger !

2. Demander aux personnes concernées.
Puisque j'en étais à passer des tas de coups de fil à Saint-Denis, j'en ai profité pour contacter ceux qui sont le plus en contact avec les oeuvres : les guides conférenciers. 
Avec mon bol habituel... Personne. Je laisse un message. La réponse est venue rapidement. Aucun des guides conférenciers n'était au courant de quoi que ce soit concernant la question qui me préoccupait (sur laquelle je reviendrai). Voir le conservateur, m'annoncent-ils. (Loin de moi l'idée de critiquer les guides de Saint Denis, vu le patrimoine auquel ils ont affaire, et l'objet qui m'intéressait... On a tous des priorités, et c'est normal.)
Le conservateur n'était pas plus au courant. Et il m'a fort gentiment renvoyée aux services techniques, qui eux ont été d'une efficacité redoutable. Merci à eux ! Mais, avant d'en arriver là, j'avais vu le retable... Alors, on va faire cela chronologiquement. 

3. Le sujet, risque ou pas ?
Retable de la Vie de la Vierge, scène du Massacre des Innocents, une mère qui essaie d'empêcher un soldat de tuer son enfant. Thème classique. Thème à risque, puisque nous sommes en Orient. Ce qui peut expliquer la décoration de la robe (bande dorée). D'autres éléments du retable montrent des marqueurs, comme le bonnet de Joseph. L'oeuvre est donc bel et bien à risque. Il faut du coup analyser le détail avec soin et récolter un maximum d'informations. Car la décoration du touret peut être un orientalisme.

4. Analyser l'oeuvre.
Ce qu'on voit (et que malheureusement, je ne peux pas montrer en photo), c'est une tête qui a été endommagée au niveau du sommet du touret. Usure, certainement. Je ne m'étends pas sur le reste du retable, qui est très intéressant, mais ce n'est pas le sujet. En prime, ce sont des détails qui ne posent pas problème, car les costumes, dans leurs grandes lignes, sont conformes aux normes XIIIe. C'est dans la décoration que les choses se compliquent. En résumé : nous avons une oeuvre qui est utilisable pour les formes générales, mais dangereuse (ou pas ? A définir) pour les détails. La routine dès que la décoration et les coiffes s'en mêlent... 
Bref, ce touret se compose de deux bandes superposées, sur une coiffe. Là, cela commence déjà à se compliquer : il y a des traits qui indiquent une crêpine. Posée sur une coiffe ? Ou directement sur les cheveux ? Les cheveux visibles sur les tempes, contrastant avec l'aspect lisse de la coiffe peuvent laisser envisager une coiffe dite de "Ste Brigitte", de la même couleur que les cheveux... Une étrangeté qui ne facilite guère la lecture de l'oeuvre. Et qui donc ne correspond pas trop à ce qui se fait à l'époque. 

Ca ressemble un peu à ça... Mais j'ai peut-être mis un peu trop de déco par rapport à ce qui subsiste.

La décoration du touret : elle est bien peinte. J'avais envisagé une possible déco sculptée qui aurait permis d'y voir plus clair (quoique...) : une déco en relief, saillante, aurait plus eu de chance d'être du XIIIe. Une déco peinte, ou en creux, peut s'ajouter n'importe quand. Cette décoration, partiellement effacée, est blanche sur une bonne partie de l'oeuvre où elle subsiste (touret et barbette). Mais, à certains endroits (haut de la tête, par exemple) elle est dorée. Le blanc peut avoir été la couche préparatoire du doré. 
Vu de dessus. C'est là que les restes de peinture dorée sont les plus nombreux

Une décoration brodée au fil d'or, pourquoi pas ? On en voit sur la barbette de Uta de Naumbourg. Et le fil d'or, contrairement au fil de soie teinté, a l'avantage de ne pas déteindre. Or, la barbette et le touret fin sont justement des parties qui sont fréquemment lavées, qui prennent la sueur, etc. Donc, des parties risquées quant à la teinture. Les voiles brodés d'or sont avérés début XIIIe, chez des religieuses ayant conservé des habitudes de nobles.
Uta, qui reste un personnage à risque (et polychromie du XVe sur une sculpture du XIIIe)

On a de la broderie de couleurs sur un touret espagnol, mais la taille de l'objet n'est en rien comparable, et il était porté sur une base de parchemin, pour maintenir la forme de l'objet, fort haut. En outre, c'est la partie supérieure de la bande de tissu (donc celle la plus éloignée de la peau) qui était décorée. Exemple à prendre en compte, mais, les différences sont éloquentes. D'autres possibles tourets espagnols présentent quelques décorations, mais verticales. Là aussi, la différence paraît intéressante.

Maintenant, la question à se poser : est-ce que ce décor peut être du XIIIe siècle ?
Le décor lui même se retrouve sur un vitrail de l'Arbre de Jessé, juste derrière le retable. 

L'Arbre de Jessé d'Eugène (avec un peu d'original dedans). La décoration du touret se retrouve sur la fine bande bleue autour du motif central.
Ballot 3 : vitrail de Viollet-Le-Duc. 
Pas Ballot : on a ce même motif à Chartres. Donc, le motif d'ondulation et point peut être XIIIe.
Chartres, vitrail de Saint Julien. Le zigouigoui se voit sur la colonne, et sur d'autres vitraux.

Viollet-Le-Duc parle de modifications. L'oeuvre est-elle intacte ? A t-elle bien été modifiée ? La polychromie est-elle d'époque ? Pour Naumburg, par exemple, elle date du XVe siècle. D'autres sculptures médiévales ont une couleur datant du XVIIe siècle. Voilà la question à laquelle les guides de Saint-Denis et le conservateur ne pouvaient répondre : date de la polychromie. Mais ils savaient où s'adresser. 

La réponse du service technique n'était pas complète. Et pour cause.
Ce retable n'est pas, à l'origine, de Saint Denis. On ignore d'où il vient. Il a été trouvé au dépôt des Petits-Augustins (Musée des Monuments Français). Le retable original de la Chapelle de la Vierge avait disparu. Ce retable d'origine inconnue raconte des scènes de la Vie de la Vierge... Il y a un trou à combler à Saint Denis... On y place ce bas-relief. Et tout le monde est content. 
Ceci fut fait en 1830, par Debret. Petit détail... Ce n'était pas en tant que retable, mais en tant que devant d'autel.
L'histoire de ce "retable" se complique... Quand Viollet-Le-Duc parle de modifications, c'est un doux euphémisme. 
Parce qu'en 1842, le bas-relief change de choeur... 
Et si Viollet-Le-Duc est aussi bien placé pour parler des modifications de cette oeuvre, c'est qu'il y a lui même contribué. Entre 1854 et 1856, Eugène décide de la renvoyer dans la chapelle de la Vierge, en tant que retable, cette fois. Sa position actuelle. 
Quelle histoire ! En une quinzaine d'années !
Mais bon, là, ce sont des déplacements. Il convient maintenant de savoir si l'oeuvre en elle même a été transformée. 
Car on parle d'un bas-relief qui a vécu la Révolution Française (puisqu'il s'est retrouvé aux Monuments Français). Et dont on ne sait rien... (J'insiste, parce que c'est toujours énervant de ne pas savoir. On n'a pas accès aux éventuelles informations concernant toutes les interventions possibles entre le XIIIe et le début du XIXe)
Indice 1, provenant de Notre Dame de Paris. La tête n'est pas tombée toute seule.

Et... on sait que les oeuvres en général ont beaucoup souffert lors de la Révolution (ou les Guerres de Religion, ou toute guerre, d'ailleurs...). N'importe quel historien de l'art n'aura aucune difficulté à vous indiquer quelles parties des oeuvres sont les premières victimes des iconoclastes divers et variés : têtes, parties génitales, seins. 
Indice 2, toujours Notre Dame de Paris.

Où se porte le touret ?

A Sens...

Qu'en est-il donc des têtes ?
Les infos fournies par les services techniques sont claires :
REMPLACEMENT AU XIXE SIECLE DES TETES ET ELEMENTS SUIVANTS : 
TETES DES ROIS MAGES, COURONNE DE LA VIERGE,  TETE D'HERODE, TETE DE L'ENFANT DANS LA FUITE EN EGYPTE. 
On a la date précise : 1830, et le nom du restaurateur (ma foi, plutôt doué...) : monsieur Blois. 
L'oeuvre a souffert. Elle a bien été victime des iconoclastes.
Notons cependant que la tête de notre femme du Massacre des Innocents semble être d'époque. 

Alors, où serait le problème ?

Alors : la polychromie date du XIXe siècle
Sur quelles bases ? 
Fantaisie du restaurateur pour faire plus joli ? 
Reste d'une polychromie précédente ? Mais alors, de quelle date ? Et on retombe là sur l'impossibilité d'en savoir plus. 
La tête est bien XIIIe, mais... Les interventions subies par l'oeuvre font que la décoration est un sujet dangereux (en plus de l'origine de la femme, qui est, à la base, un sujet à risque). 
En outre aucun autre exemple comparable, qui ne pose pas de problème de datation, de transformation, n'est là pour confirmer la possibilité du motif pour le XIIIe siècle. Cela pose aussi la question de la couleur d'origine de la coiffe (ou cheveux ?) et de l'existence, ou non, de la crêpine sur cette coiffe.
Du coup, la question de l'orientalisme en devient secondaire... Pour couronner le tout... 

Toutes les infos concernant les modifications dont le bas-relief a fait l'objet au cours du XIXe siècle sont disponibles dans l'ouvrage Les Premiers Retables, dont j'ai déjà parlé Ici même, p. 244.
RV p. 244...

Pour conclure, ce touret décoré est un nouvel exemple des précautions à prendre quand on est face à un objet unique. 
Nous sommes de nouveau devant une oeuvre qui a été modifiée au XIXe siècle, qui n'est donc pas dans son état d'origine, et il est impossible de connaître cet état d'origine. 
Il est obligatoire de se poser des questions, de bonnes questions, de chercher, encore et encore avant d'entreprendre quoi que ce soit... Et, dans le doute, de s'abstenir. 
En attendant de trouver une pièce comparable, moins problématique.

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