vendredi 19 octobre 2018

METHODOLOGIE 6-3

ICONOGRAPHIE MEDIEVALE
Welcome to the jungle, c'est qui ce type ?

Jonas et les sales types

Où l'on va parler de...
Typologie.
Un des principes de fonctionnement de l'image médiévale.
Vous allez voir, c'est rigolo tout plein (et évidemment, ça peut entraîner de sacrées erreurs de lecture...)
Faut bien commencer par un de ces principes. Et celui là, je l'aime bien.
(Et je vous fais mes excuses par avance pour les quelques blagues qui vont surgir...)

Cékoidon la typologie ?
Disons que l'art médiéval est très joueur. Très très joueur. Les artistes et théologiens aussi. Tant qu'à faire. Et ils vont jouer à chercher des rapports entre Ancien (AT) et Nouveau Testament (NT).
C'est à dire que des scènes de l'Ancien Testament annoncent celles du Nouveau. Et on a le choix.
Un exemple au hasard, qui pourrait marcher : La Mise au Tombeau.
L'une des histoires bibliques qui peut lui être associée est Jonas jeté dans le ventre de la baleine.
Le Christ passe trois jours aux Limbes entre sa mort et sa résurrection.
Jonas passe trois jours dans le ventre de la baleine.
Pendant ces trois jours, les deux sont totalement hors du monde des vivants. On montre le moment où ils disparaissent.
On a trouvé un point commun entre ces deux histoires. On peut les mettre en parallèles sur une oeuvre.
La scène de l'AT est le TYPE
La scène du NT est l'ANTITYPE
C'est très marrant parce qu'il n'y a pas une seule combinaison. On peut trouver deux, trois, voire plus, types pour chaque antitype. C'est selon l'envie du commanditaire, de l'artiste, et de la place disponible sur l'oeuvre, des messages à faire passer, etc.

Joseph jeté dans le puits... Autre type de la Mise au Tombeau


On peut même faire des types de types...
Mettre en rapport un antitype avec des séries de deux types. (comme Jonas, Joseph et la Mise au tombeau, comme par hasard...)

Nicolas de Verdun, ambon/retable de Klosterneuburg, 1181, abbaye de Klosterneuburg, près deVienne. Ca brille, c'est beau, et c'est super à étudier.
C'est le principe de l'une des plus belles oeuvres du XIIe, le retable de Klosterneuburg, de Nicolas de Verdun, datant de 1181. (A l'origine c'était un ambon, mais avec les changements dans la liturgie, on l'a remonté derrière l'autel, en le transformant en retable.)
On a une rangée de scènes de l'Ancien Testament de la Genèse jusqu'à Moïse (en haut) et une rangée de scènes de l'Ancien Testament à partir de Moïse (en bas). Et au centre, les épisodes du Nouveau Testament correspondant. Bref, tout s'organise à partir des registres.
Et n'allez pas vous imaginer que les scènes des types se suivent chronologiquement. Ce qui compte, c'est la chronologie des antitypes. Pour les autres, on pioche ce qu'il faut quand il faut. 

On a ainsi plusieurs oeuvres qui jouent avec ces mises en rapport.
Histoires de Moïse
L'ambon de Klosterneuburg est le plus impressionnant, mais ce n'est pas la seule oeuvre de ce type (c'est le mot juste). Je vous laisse les découvrir.
Mais je vais quand même vous en présenter une autre un peu plus bas, parce que là, il se passe des petites choses intéressantes niveau costumes, qui ne sont pas aussi apparentes à Klosterneuburg (quand on l'habitude, on l'écrit sans réfléchir... sérieux)

Et en pratique, ça fait quoi ?
Disons que ça joue un peu...  La typologie met en rapport des événements se produisant à des époques variées. Et qui correspondent à deux parties (ou plus) distinctes de la Bible.
On remarque que... Oui... On peut trouver des utilisations du costume selon qu'on soit devant un type ou un antitype.
A Klosterneuburg, on a des costumes surdécorés, selon la bonne vieille tradition de représentation des Orientaux.  On remarque aussi des éléments totalement contemporains.

La Reine de Saba, à la dernière mode.
La reine de Saba porte ce qui ressemble beaucoup à une cotte très plissée. Les équipements militaires ont l'air fin XIIe, quel que soit le registre où ils sont.
Chapeaux pointus et maille qui m'aille...
 En revanche, on a un élément qui ne figure que dans les registres "Ancien Testament".
Nativité de Samson (je vous laisse deviner quel est l'antitype)
 Le chapeau pointu. Cet objet dont on n'est pas sûr qu'il a existé, et qui caractérise bien les Juifs et autres exclus, par extension (et qui est toujours très à la mode à Poudlard)
Coïncidence ? Les sorciers figuraient-ils parmi les bons chrétiens au Moyen Âge ?
On note ainsi une utilisation de cet accessoire pour caractériser les parties les plus anciennes. Celles où l'Ancien Testament et donc les Juifs dominaient. L'accessoire devient obsolète quand on passe au Nouveau Testament.
Circoncision de Samson... Type de ?

Et ça, c'est très intéressant ! Cela confirme une utilisation raisonnée des vêtements afin d'indiquer une certaine chronologie. Pas aussi précise que celle que nous aurions maintenant avec les découvertes archéos et tout le toutim, mais avec des éléments de costumes mis en rapport entre différentes scènes, et situant ces scènes les unes par rapport aux autres. (Il y a d'autres petites choses sur le retable, niveau costumes, mais ça demande vérification...)
(vous le sentez venir le refrain pinterpest ? Un peu de patience !)
C'est aussi à la mode en Terre du Milieu... Chez certains.

Rencontres du troisième type
(désolée, c'était trop tentant...)

On va un peu plus loin, là.

(Tant qu'à faire des blagues pourries... Autant aller jusqu'au bout)
Il y a un manuscrit que j'aime beaucoup, le Heilsspiegel, datant de 1360, et conservé à Darmstadt.
Je vous pose le lien là. Allez voir. C'est superbe.
Heilsspiegel, Darmstadt, site officiel


Et comme le laisse entendre le titre de cette partie, on a ici trois types par antitype.
Mais histoire de ne pas sombrer dans la monotonie... Parfois, c'est 1 NT 3 AT. Parfois 2 NT, 2 AT (quand même plus rare)
Il arrive, parfois, qu'une scène du Nouveau Testament soit un type d'une autre scène du Nouveau Testament. Par exemple les Mages adorant l'Etoile est un type de l'Adoration des Mages...
Les quatre premiers folios concernent l'AT, avec la Chute de Lucifer, avec trois scènes Adam et Eve, histoire de bien annoncer que la Chute de l'homme, c'est à cause de la femme... Puis quatre autres scènes de l'histoire de la pomme jusqu'à Noé.
Et enfin, on passe à une typologie plus traditionnelle : NT (avec Annonciation) et trois (généralement) AT.
Dans les dernières pages, de nouveau, les scènes observent la typologie d'une manière moins évidente. On retrouve la logique du début. On note l'utilisation des paraboles. Et on peut trouver un couple antitype/type par folio.
Vierges Sages et Vierges Folles, Eglise et Synagogue... Alors, c'est associé à quoi ? 69r, haut. (Pas bien de tronquer la double page comme ça)
On est dans une organisation des scènes moins stricte que Klosterneuburg. Et on n'y trouve pas forcément les mêmes associations.
La présentation du Heilsspiegel est, dans la grande majorité des cas : Antitype, surmontant un type, sur une page verso, et deux types sur la page recto en vis-à-vis.

Dans l'ensemble, les costumes sont assez conformes à ce qui se porte vers 1360. Les tenues courtes sont plutôt réservées aux méchants, mais c'est normal, les nouveautés de la mode, surtout quand ça dévoile les cuisses, ça choque... Et c'est connoté négativement. On n'a rien inventé avec la perception de la mini-jupe pour femmes 600 ans plus tard.

Un accessoire de mode apparaît, rarement, uniquement dans les types. Il s'agit du touret.
Avec un voile, en prime sur l'arrière... (ou alors, le rendu des cheveux est à revoir)
La Cène, antitype, la Pâque des Juifs, type. Avec de jolis chapeaux et tourets... (28v)

Dans cette configuration, aux heures de gloire du touret, on n'a jamais vu cela.
Et, surtout, à cette date... On n'a plus de touret ! En prime, c'est du touret haut ! Totalement altmodisch déjà au début du XIVe.
On a donc la reprise d'un accessoire de mode totalement obsolète, mais connu, car visible sur les gisants ou les vieilles sculptures, pour signifier que nous sommes dans l'Ancien Testament.

Le danger
Et on cause de Pinterpest et de tout autre catalogue de détails de costumes que ce soit en blog, sur forum, sur flick, que sais-je encore. Même si on a la référence totale, isoler ces détails sert tout simplement à induire en erreur.  (sauf si c'est dans le but d'illustrer un propos précis)
Légende type pinterpest "coiffes de 1360, Allemagne" PAS BIEN !
 En effet, les jeunes juives du folio 65r, datées 1360 laissent entendre qu'on peut porter des tourets avec voiles en 1360... Alors que cette scène (les Israélites recevant les Dix Commandements) se comprend par rapport à l'image supérieure du folio 64v (Pentecôte), et les deux autres types de la Pentecôte (Tour de Babel et Le don d'huile à la pauvre veuve).

TOUJOURS PAS BIEN
 Les coiffures sont là pour signifier que ce sont des Juifs et Juives de l'Ancien Testament. Donc du passé. Le tout en lien avec le don du Saint Esprit, pour les Chrétiens, et le temps présent (même si la Vierge et les Apôtres, conformément à la tradition, sont vêtus à la romaine. Le vieux est plus jeune que le plus récent. Si, cette phrase à un sens. Beaucoup de phrases absurdes ont un sens dans l'iconographie médiévale. C'est pour ça que c'est drôle)
Bref, minute radotage, toutes ces accumulations d'images, de détails, retirées de leur contexte, ne servent strictement à rien, et, pire, ont pour effet de donner des idées fausses sur le costume médiéval (et le monde médiéval en général).
La Pentecôte et ses trois types.. (normalement, en double page)
Là, c'est bien, on a tout... On voit qu'on nage dans la typologie, qu'il y a des scènes de l'AT, et des risques d'archaïsmes et de marqueurs d'altérité (judéité en l'occurence). On sait alors qu'on doit analyser avec soin et se méfier de tout ce qui sort de l'ordinaire pour la date.

Le paradoxe de l'utilisation des images.
Pour reproduire ou étudier le costume médiéval, on est tenté d'utiliser majoritairement les images. Or, on voit, depuis un moment, que les images sont des sources perpétuelles d'erreurs.
Se servir des images pour étudier le costume médiéval ne peut se faire QUE SI on a déjà de bonnes bases sur le costume médiéval, afin de repérer les pièges. Et pour repérer les pièges, il faut aussi connaître l'iconographie médiévale. 
Pour limiter les erreurs, il vaut mieux commencer par les (rarissimes) pièces archéologiques, en tenant compte de leurs contextes, et par les sources textuelles (qui ne nous donnent pas les informations relatives aux formes, ou alors, quand elles en ont envie... On voit plus souvent la comète de Haley). Il faut aussi savoir repérer les images les plus fiables. Celles qui ont peu de lien avec la religion, avec le passé. C'est là qu'on trouvera les infos... Mais même ces images sont sujettes aux conventions... (Et on ne reparlera pas des restaurations et des diverses altérations).
Mais tout baser sur les images ?
Très mauvaise idée. 

 


mercredi 10 octobre 2018

METHODOLOGIE 6-2

ICONOGRAPHIE MEDIEVALE
Welcome to the jungle, en pratique 1

Un sujet brûlant... Vierge à l'enfant et donateurs. Marco Veneziano (?) début du XIVe siècle, Moscou, musée Pouchkine

Il faut le reconnaître, une des pseudos vannes qu'on entend régulièrement quand on bosse sur l'image médiévale, vanne venant de gens qui, en réalité, ne montrent qu'une chose, à savoir qu'ils ne connaissent pas grand chose au sujet, est la suivante : "Un coup, ça veut dire ça, et un coup, ça veut dire ceci, et après, ça veut encore dire autre chose, en fait, c'est comme ça t'arrange !".

En dehors de permettre de faire des phrases hyper longues, cette remarque est particulièrement révélatrice de la nécessité d'acquérir un bon dictionnaire iconographique et de lire quelques uns des ouvrages conseillés dans la partie 6-1 (et d'en lire d'autres, parce que c'était juste une mise-en-bouche).

Ceci dit, effectivement, on note qu'un même élément peut avoir plusieurs sens.
Et c'est pour cela que le contexte est primordial et que l'isolation des détails comme sources sans contextualisation totale est une aberration tout aussi totale.

Pourquoi les éléments ont-ils plusieurs sens ?
Il y a plusieurs explications (sinon, comme d'hab, ce ne serait pas drôle).
1. On parle d'un système qui n'est pas systématique, déjà.
2. Ce système (ou plutôt ces systèmes) d'écriture/lecture de l'image s'étalent sur 1000 ans, et plus, puisque certains datent de l'Antiquité et ont été incorporés dans l'image médiévale. Tout en évoluant, au gré des besoins.
3. Les significations peuvent avoir été données par des théologiens, docteurs de l'Eglise, exégètes divers, etc. Chacun ayant la sienne, mais motivée par une interprétation basée sur une analyse des textes sacrés. Autrement dit : on ne peut pas dire n'importe quoi quand même, et on n'invente pas. Les sens différents ont tous une raison d'être. On se réfère à St Bonaventure, à St Thomas d'Aquin, à Grossetête, à St Augustin, à St Bernard et plein d'autres... Et à des traditions dont on ignore parfois l'origine. Et chacun y a été de son explication, qui a été absorbée par les artistes...
4. Il y a des interprétations religieuses et des interprétations laïques.
5. On a des interprétations locales (exemple vite fait : l'oeillet est un symbole du mariage dans les zones Flandres/Pays-Bas).
N. Je pourrais continuer longtemps, mais c'est de la version simple...
Je précise, encore, que c'est de la simplification... 

Travailler sur l'image médiévale demande d'accepter toutes ces variantes, de les assimiler, et de ne pas les oublier. Et oui, ça peut être déstabilisant pour des "c'est comme ça et pas autrement", pour des pensées binaires, et il y a des gens qui, malheureusement, n'arrivent pas à incorporer ça. C'est injuste... Mais c'est comme ça. Si vous vous attendez à ce qu'un objet ait toujours la même signification durant tout le Moyen Âge et soit toujours présent comme ça, et pas autrement... Ben... Là, y a un gros problème.

La mode selon saint Jean

Là, on a tout ce qu'il faut, là où il faut... Ah ben non, il est barbu ! Jean Hey, Saint Jean l'Evangéliste et Anne de France, 1492-93, Musée du Louvre, Paris (photo wikipedia)
On va prendre un cas tout simple, lié au costume... Saint Jean l'Evangéliste.
En théorie, il est vêtu de vert et de rouge, imberbe, avec un calice d'où sort un serpent...
Voui, voui... j'en ai vus plein en rose, en bleu, tout en rouge, sans calice, et barbu... Parce que dans ces cas là, ça ne pouvait pas être quelqu'un d'autre que saint Jean l'Evangéliste...

Le personnage de gauche est, en théorie, vêtu de rouge et de vert (bon, ok, la doublure est verte...) Saint Jean et le Fils de l'Homme, Apocalypse Welles, début XIVe, Londres, British Library, Royal 15 D II f. 107 (Photo BL)

Que c'étaient des Apocalypse, et que, c'est pas compliqué, l'Apocalypse, c'est lui qui l'a écrite, donc, ça peut pas être saint Glinglin... Et qu'il n'était plus tout jeune quand il a écrit sa partie du Nouveau Testament. Donc, il peut être habillé comme il le veut, et même se changer entre deux images dans le même codex... On sait que c'est lui.

Très joli vêtement vert et rouge, y a pas à dire. Et pourtant, on le reconnaît. Memling, panneau du Mariage Mystique de sainte Catherine, 1479, Hôpital Saint Jean, Bruges (photo wikipedia)

Mais si on l'isole totalement de son texte, si on coupe la vision des quatre cavaliers ou de la Bête... Là, on ne sait pas qui c'est ce barbu en robe bleue ou rose.

Là, on a besoin des couleurs pour le reconnaître ! Et encore, comme seul apôtre avec de quoi écrire/lire imberbe, ça suffirait. On reconnait aussi bien saint Pierre, normalement en jaune. Mais, tant qu'il a les clefs, ça va, on s'y retrouve ! Dürer, les Quatre Apôtres, panneau de gauche, 1526, Alte Pinakothek, Munich (photo wikipedia)

Vous pouvez rétorquer avec justesse que des détails isolés comme ça, on en a plein les bouquins d'art, et les historiens de l'art en postent plein... Mais... On connait nos jouets. On sait, plus ou moins, comment ça fonctionne. C'est notre boulot...

La Vierge à l'Enfant, de sacrés problèmes iconographiques
Un sujet qui paraît cul-cul la praline au possible : la Vierge à l'Enfant. Alors, là, c'est un truc sur lequel on a perdu énormément de sens...
La signification de la Vierge et Jésus, entre, en gros, le 12e et le début du 16e siècle, est phénoménale. Et la perte de sens en quelques années (merci la Réforme, la Contre-Réforme et le Concile de Trente) est abyssale.
Intérêt iconographique ? A vue de nez ? Pffff... Cercle de Rubens, Vierge à l'enfant, XVIIe siècle. (Source : http://www.anticswiss.com/fr/antiquites-et-decoration/vierge-a-l-enfant--cercle-de-peter-paul-rubens-10564)

On est passé d'un sujet extraordinaire, qui soulève plein de questions théologiques et autres à... Ben... pas grand chose à quelques exceptions près (Merci le Caravage).
Merci... Le Caravage, Vierge des Pèlerins, 1604, Rome, Basilique Saint-Augustin


Marie
En gros, pour Marie se pose la question de sa situation par rapport à la Trinité. C'est un gros problème pour les théologiens gothiques. Parce que Marie, comme tout le monde, est fille de Dieu (et de Un), elle a été fécondée par le saint Esprit (et de Deux), elle est mère de Jésus (et de Trois).
Donc, Marie est fille, épouse et mère de Dieu. Puisque 3 = 1 chez les chrétiens. Tout ça se place sur le plan spirituel.
Comment montrer ça ?
Gouzi gouzi innocent ? Vierge à l'enfant, XIVe siècle, Paris, Musée du Louvre.
 On va avoir des images qui nous paraissent siiiiiiiiiiiiiiiiii mignonnes, mais qui voulaient dire tout à fait autre chose au Moyen Âge. Le petit Jésus qui fait gouzi gouzi à sa maman habillée à la mode, en lui caressant le menton... C'est pas un geste d'affection enfant-mère au Moyen-Âge. C'est un geste d'amants...
Bisou ! Cette fois à forte signification... Paolo di Giovanni Fei, 2e moitié du XIVe, Sienne, Pinacothèque
 Tout comme les peintures où l'on voit le Christ embrasser sa mère, ou quand il joue avec le voile de Marie. C'est de la gestuelle amoureuse. Si on calque notre opinion actuelle sur ce geste, on perd le sens réel, qui est celui du couple Marie-Jésus (rien de choquant pour les théologiens médiévaux). Cela explique aussi pourquoi Marie peut s'habiller comme une jeune épouse à la mode (décolleté, par exemple. Faut pas oublier que Marie n'est pas majeure, selon nos critères, quand elle met au monde Jésus. Mais elle est en âge de séduire. Elle va chercher à plaire à son époux. Et tant qu'on y est, dans l'image médiévale, la nudité n'est pas un symbole de séduction, c'est le vêtement qui joue ce rôle.)
La Vierge à l'Enfant gothique est déjà un sujet mal compris de nos jours.

C'est mignon, le petit Jésus qui joue avec le voile de sa maman... Vraiment ? Vierge à l'enfant (méga taguée), milieu du XIIIe siècle, Paris, Musée de Cluny
Jésus
Pourquoi on n'a pas à être choqué ??? Mais Jésus n'est pas un enfant. C'est Dieu incarné. C'est un être surpuissant, dans un corps d'enfant. Ce qui explique pourquoi Jésus a souvent une tête de vieillard. Il faut montrer ce mélange de puissance (Dieu) et de faiblesse (Enfant).
Il a l'air un peu vieux... Jan Van Eyck, Vierge au chanoine Van der Paele, 1434-1436, Bruges, Groeningemuseum.
 Là où ça devient marrant, c'est que l'intérieur va se voir à l'extérieur quand Jésus est habillé.
Je m'explique.
Jésus est souvent habillé à l'antique. Signe de noblesse, de grande dignité, etc.. Ca correspond bien à Dieu. Donc, le vêtement -extérieur- révèle la nature réelle -intérieur- de Jésus. Le jeu devient encore plus rigolo quand on a Jésus habillé de vêtements médiévaux. Sur les Vierge lorraines autour de 1300 par exemple, il porte un vêtement réservé normalement aux adultes. Ce qui montre le problème entre l'apparence et la nature réelle. Le vêtement est donc utilisé comme révélateur de ce qu'est Jésus, le Dieu dans un corps d'enfant. (C'est clair ?)
Le petit Jésus à la mode lorraine. Un exemple à suivre ? Vierge à l'enfant, début XIVe siècle, Paris, Musée du Louvre.

Du coup, est-ce qu'on peut envisager ou pas ce vêtement pour les enfants ? C'est là qu'il faut chercher si ce type de tenue est porté par d'autres petits enfants...
La double nature de Jésus fait que l'on doit faire attention quand on le prend comme référence pour les vêtements.
Je passe sur tous les autres symboles, interprétations, etc, qu'on a dans les Vierge à l'Enfant, selon la position de Jésus, les objets, les plantes, les animaux... C'est infini. C'est bien plus qu'une femme avec son enfant.
Je vous ai fait grâce du rapport entre la Vierge qui est l'Eglise, et le Christ qui enfante l'Eglise... Mais la Vierge est le premier endroit où l'on trouve le Christ (et c'est dans l'Eglise qu'on trouve aussi le Christ. Cette histoire là, on en a pour 10 pages, si on résume). Et j'ai pas parlé du rapport avec le Cantique des Cantiques aussi... Vous voyez un peu le bazar, dans lequel, quand on a l'habitude, on s'y retrouve... Plus ou moins. 
Et on a perdu ça à la Renaissance... Snif. (Mais, heureusement, on a commencé à rechercher ces sens au 19e)
Le Cantique des Cantiques version Burne-Jones... Sponsa de Libano, 1891, Liverpool,Walker Art Gallery

 Ces quelques exemples montrent l'importance de la connaissance du contexte, chose que je rabache assez, et de la connaissance des enjeux iconographiques. Les images ont un message, une fonction, et soulèvent des problèmes. Elles peuvent aussi être l'émanation des courants de pensée de l'époque. Il faut aussi éviter de poser sur des images anciennes nos pensées, idées, réactions, sentiments actuels. La nature réelle du lien affectif du couple Marie-Jésus, mode gothique, est oubliée de nos jours. Et pourtant, elle explique beaucoup de choses au niveau du costume de l'un et de l'autre.

Avec tout ça, on n'a pas encore vraiment joué avec l'analogie, l'anagogie et la typologie.
Ca va venir. Faut pas aller trop vite...
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samedi 6 octobre 2018

METHODOLOGIE 6-1

ICONOGRAPHIE MEDIEVALE
Welcome to the jungle, une bibliothèque de base

Photo Lori Nix

Ce n'est pas la peine de me dire que c'est un peu désordonné ici. C'est ma marque de fabrique. Dans un monde parfait, je ferais un tri après, avec un ordre logique, et tout... Mais comme je fais selon mon humeur...

La question est abordée régulièrement dans le blog. Je crois que le moment est venu de faire un petit point sur la chose. Parce que si vous vous intéressez à l'art médiéval, c'est obligatoire. Et si vous vous intéressez au costume médiéval et que vous utilisez les images... C'est encore plus obligatoire pour éviter les boulettes.

L'iconographie médiévale (bénie soit-elle).
Ceux qui font régulièrement mumuse avec savent à quel point c'est le pied. On joue avec les images comme des petits fous.
Comprendre les images médiévales, quel que soit le support (enlu, vitrail, tapisserie, sculpture, fresque, valve de miroir, et tout, et tout...) c'est un régal, et c'est comme les legos.
Peut-être que finalement, ces legos là me feraient abandonner les images méd quelques temps...

Quand vous êtes mordu, c'est à vie, et c'est un domaine infini. A vrai dire... Vous commencez à bosser l'image médiévale, vous laissez tomber les legos, parce que l'image, c'est plus rigolo.
Vous croyez avoir résolu un problème ?
Vous en avez levé 10 autres. Ca n'arrête pas. Ce serait pas limite du masochisme ? Passons !

Comme je l'ai déjà expliqué, l'image médiévale, c'est un langage. Ce qui veut dire que :
1. C'EST PAS COMME LA BD (qui est un langage elle aussi, mais c'est pas le même)
2. FAUT SAVOIR LE COMPRENDRE
3. OUI, JE RADOTE. ET ALORS ?

Forcément, les bâts blessent.
Ne pas trop charger la mule... (Photo guide du routard)
L'idéal, pour bien débuter dans l'image médiévale et choper les bonnes méthodes, c'est, quand même, le prof génial qui vous fait découvrir ça, qui vous montre comment ça marche, qui vous corrige, qui vous fait participer, qui titille vos neurones, qui vous fait vous accrocher à votre table tellement ça décoiffe, qui vous fait rire, parce que le Moyen Âge, c'est fun, qui vous fait détester la fin du cours parce que ça veut dire que c'est fini, et qu'il faut attendre encore une semaine pour que ça recommence.
Moment nostalgie... Ramses II en bas (à l'époque, il était au sous-sol). La porte entr'ouverte en haut à droite, vous la voyez ? Ben, sur sa gauche, la porte qu'on devine, c'est la porte du paradis, si, si... (Pour ceux qui ne connaissent pas, c'est le Palais Universitaire de Strasbourg)

Toute ressemblance avec un cours de Wirth n'est pas une simple coïncidence.
(Ou d'autres profs du même acabit. Remplacez Image médiévale par archi du XIXe, et Wirth par Loyer, et c'est pareil... Ou par n'importe quelle association cours/prof qui vous a vraiment marqué. Mais c'est sûr que Loyer, il est moins utile pour le médiéval, quoique... C'est quelqu'un qui vous présente bien le néo-gothique.)

Si vous n'avez pas de prof génial sur l'image médiévale...

Vous pouvez avoir la personne qui essaie de vous inculquer ça avec bien moins de talent.

Mais, quelle que soit la situation, il faut des bouquins. Désolée, c'est obligatoire. Même si on a eu les cours qui vont bien. Voici une petite sélection perso. C'est, à mon avis, la base...

Déjà, deux ouvrages indispensables pour débuter : 
C'est en livre de poche, pas d'excuse !
Le livre de Baschet se trouve assez facilement, en poche. C'est une bonne introduction, accessible.



Le livre de Wirth (non, mais, vous allez en voir passer)... Difficilement trouvable (occasion, compter 75 euros minimum. A moins, sautez dessus sans hésiter). Plus complet. Texte un peu plus compliqué quand on n'a pas l'habitude.

Ensuite, période par période.
Les trois ouvrages de...



Devinez qui, et en bonus, celui sur la datation de la sculpture, qui est passionnant.

Je ne vous ferai pas l'intégralité de la bibliographie de Wirth.
(Ca va finir par se voir que je suis fan... Faudrait que j'essaie d'être un peu discrète quand même...)

Après, on entre des cas plus ciblés, qui touchent assez régulièrement le costume.
Dans la même lignée, je vous conseille évidemment les livres de Michael Camille,

de Meyer Shapiro, de Hans Belting (entre autres). Certains ne se trouvent plus qu'en occasion. Là aussi, faut être patient.

Ces ouvrages là vous indiquent le "comment ça marche". L'image médiévale de Wirth vous expliquera par exemple ce que sont l'analogie, l'anagogie, le thèse-antithèse, et la typologie, qui sont les quatre grands principes de base de l'image médiévale.

Déjà, quand vous êtes arrivé là, votre boîte aux lettres est inondée de courriers en provenance de votre banque.

On a donc ensuite une quantité de bouquins qui abordent un thème particulier (et pour le costume, on doit piocher partout... C'est top. Votre banquier adorera) : interprétation d'un cycle iconographique précis (genre, au pif, la Dame à la Licorne), d'un sujet (Les Sarrasins et les Juifs),

les catalogues d'expo, etc. Là, on cible les achats. On est dans l'interprétation, ou dans la présentation d'objets qui ne demandent qu'à être interprétés.

Dans tous ces bouquins (avec ou sans images) vous trouverez souvent des indications précieuses sur la mentalité médiévale, sur le sens de tel détail, l'utilisation de tel objet. Et ça permet de mieux comprendre la représentation du costume.

Les dictionnaires iconographiques.
Comment dire ? Pour savoir lire les images, il faut savoir reconnaître les personnages, les scènes, voir le contexte.
En gros, si vous êtes l'heureux propriétaire d'une Bible de Jérusalem, dernière édition, traduction approuvée par le Vatican... Ca ne vous servira pas à grand chose pour l'image médiévale. Celle-ci s'est formée principalement à partir de la version traduite par Saint Jérôme, et d'un tas d'autres textes qu'on utilise énormément : les apocryphes, la Légende Dorée, des ouvrages divers sur les animaux, etc. On a une utilisation symbolique (sans blague ?) de plein de choses : animaux, plantes, pierres, objets de toutes sortes.
L'image médiévale ne représente pas, elle utilise (j'espère que c'est compris, depuis le temps que je radote là dessus).
De même, si vous avez des ouvrages hagiographiques généraux, pas sûr que cela serve.
Ce qu'il faut, ce sont des dictionnaires, encyclo, etc. qui abordent vraiment la question d'un point de vue iconographique. 

Pour s'y retrouver, et retrouver le contexte médiéval, on a les dictionnaires iconographiques.
Certains sont bons marchés, d'autres... C'est la Quête du Graal !
O-bli-gée (photo saveurs du monde)

Il y en a dans toutes les langues.
Et c'est bien d'en avoir plusieurs, parce qu'aucun n'est vraiment complet.
(Votre banquier est sous votre fenêtre...)
C'est pratique, c'est alphabétique, ça résume. (Après, pour plus d'infos, on doit gratter dans la catégorie au dessus, parce que même si vous avez 90 pages sur Jésus, ça reste succinct).



J'aime bien celui-là. Classé par thèmes. Il présente non seulement les saints, mais aussi les bestioles, les végétaux, les vêtements, les couleurs. Pas cher, facile à transporter. C'est la trousse de premier secours. Il date un peu (1954), mais sert bien.


Pareil, trousse de premier secours. Mais sans les animaux... Il y a quelques erreurs... (Bouquin de Pastoureau, ça ne se voit pas bien sur la photo)

Des bouquins pas mal en italien, qui m'ont agréablement surprise :

 Classements thématiques. Et périodes différentes. Ca a son importance.

Un autre, trousse de premier secours, qui aborde aussi les thèmes antiques (2 en 1) Existe en anglais, d'ailleurs... (C'est même l'original) :

Pour l'Antiquité, il faut d'autres bouquins. Et faut voir aussi comment est traitée l'antiquité au Moyen Âge (voir les ouvrages plus thématiques, donc)

Le petit Graal.

Lexikon der christlichen Ikonographie
En allemand
J'avoue, je ne l'ai pas encore (il arrive). Je sais qu'il est utilisé par pas mal de monde (je parle d'historiens de l'art). Considéré comme sérieux. Les 8 volumes (pas trop épais) font qu'il doit être relativement complet. Je vous en dirai plus quand il sera arrivé. (relativement accessible, finalement... Entre 40 et 50 euros pour la totalité)

Le Graal.

Louis Réau, Iconographie de l'Art Chrétien.

6 volumes, date des années 1950. Parfois quelques petites erreurs, des choses dépassées.
Très complet en ce qui concerne les histoires des saints, de la Bible... Organisé avec une intro (qui contient par exemple les bestioles, les plantes). 2 volumes dédiés à l'Ancien Testament et au Nouveau Testament. 3 volumes dédiés aux saints.
Indispensable, consulté régulièrement.
Le prix fait mal... Perso, je l'ai acquis volume par volume, et j'ai réussi à être en dessous de 500€ (ouch). Faut compter un minimum de 80 le volume (dépasse souvent les 100). Ou alors, avoir une bibliothèque d'histoire de l'art pas loin. Il peut y avoir aussi des offres intéressantes sur des sites d'enchères. Avec du bol...

Est-ce que ça sert vraiment ?
Euh... OUI !
On en causera dans la deuxième partie, avec des petits exemples pratiques, qui mettent en lumière des erreurs de lecture, et aussi que si certains se grattent la tête "mais t'as dit que ça voulait dire exactement autre chose tout à l'heure", c'est vrai, mais il y a des raisons à cela...
Mais croyez surtout pas que parce que vous avez lu tout ça, vous avez tout pigé... Ca vous fait juste prendre la mesure de ce que vous ne savez pas. 

NB : avis personnel : j'ai été très déçue par les ouvrages "guide des arts" des éditions Hazan que j'ai pu consulter. Je ne sais pas ce que vaut l'ensemble... Mais pour ce qui est de leur livre sur les saints, et un autre sur les symboles... A choisir, prenez le Pastoureau présenté plus haut. 
 PS. Votre banquier a démissionné...