mercredi 10 octobre 2018

METHODOLOGIE 6-2

ICONOGRAPHIE MEDIEVALE
Welcome to the jungle, en pratique 1

Un sujet brûlant... Vierge à l'enfant et donateurs. Marco Veneziano (?) début du XIVe siècle, Moscou, musée Pouchkine

Il faut le reconnaître, une des pseudos vannes qu'on entend régulièrement quand on bosse sur l'image médiévale, vanne venant de gens qui, en réalité, ne montrent qu'une chose, à savoir qu'ils ne connaissent pas grand chose au sujet, est la suivante : "Un coup, ça veut dire ça, et un coup, ça veut dire ceci, et après, ça veut encore dire autre chose, en fait, c'est comme ça t'arrange !".

En dehors de permettre de faire des phrases hyper longues, cette remarque est particulièrement révélatrice de la nécessité d'acquérir un bon dictionnaire iconographique et de lire quelques uns des ouvrages conseillés dans la partie 6-1 (et d'en lire d'autres, parce que c'était juste une mise-en-bouche).

Ceci dit, effectivement, on note qu'un même élément peut avoir plusieurs sens.
Et c'est pour cela que le contexte est primordial et que l'isolation des détails comme sources sans contextualisation totale est une aberration tout aussi totale.

Pourquoi les éléments ont-ils plusieurs sens ?
Il y a plusieurs explications (sinon, comme d'hab, ce ne serait pas drôle).
1. On parle d'un système qui n'est pas systématique, déjà.
2. Ce système (ou plutôt ces systèmes) d'écriture/lecture de l'image s'étalent sur 1000 ans, et plus, puisque certains datent de l'Antiquité et ont été incorporés dans l'image médiévale. Tout en évoluant, au gré des besoins.
3. Les significations peuvent avoir été données par des théologiens, docteurs de l'Eglise, exégètes divers, etc. Chacun ayant la sienne, mais motivée par une interprétation basée sur une analyse des textes sacrés. Autrement dit : on ne peut pas dire n'importe quoi quand même, et on n'invente pas. Les sens différents ont tous une raison d'être. On se réfère à St Bonaventure, à St Thomas d'Aquin, à Grossetête, à St Augustin, à St Bernard et plein d'autres... Et à des traditions dont on ignore parfois l'origine. Et chacun y a été de son explication, qui a été absorbée par les artistes...
4. Il y a des interprétations religieuses et des interprétations laïques.
5. On a des interprétations locales (exemple vite fait : l'oeillet est un symbole du mariage dans les zones Flandres/Pays-Bas).
N. Je pourrais continuer longtemps, mais c'est de la version simple...
Je précise, encore, que c'est de la simplification... 

Travailler sur l'image médiévale demande d'accepter toutes ces variantes, de les assimiler, et de ne pas les oublier. Et oui, ça peut être déstabilisant pour des "c'est comme ça et pas autrement", pour des pensées binaires, et il y a des gens qui, malheureusement, n'arrivent pas à incorporer ça. C'est injuste... Mais c'est comme ça. Si vous vous attendez à ce qu'un objet ait toujours la même signification durant tout le Moyen Âge et soit toujours présent comme ça, et pas autrement... Ben... Là, y a un gros problème.

La mode selon saint Jean

Là, on a tout ce qu'il faut, là où il faut... Ah ben non, il est barbu ! Jean Hey, Saint Jean l'Evangéliste et Anne de France, 1492-93, Musée du Louvre, Paris (photo wikipedia)
On va prendre un cas tout simple, lié au costume... Saint Jean l'Evangéliste.
En théorie, il est vêtu de vert et de rouge, imberbe, avec un calice d'où sort un serpent...
Voui, voui... j'en ai vus plein en rose, en bleu, tout en rouge, sans calice, et barbu... Parce que dans ces cas là, ça ne pouvait pas être quelqu'un d'autre que saint Jean l'Evangéliste...

Le personnage de gauche est, en théorie, vêtu de rouge et de vert (bon, ok, la doublure est verte...) Saint Jean et le Fils de l'Homme, Apocalypse Welles, début XIVe, Londres, British Library, Royal 15 D II f. 107 (Photo BL)

Que c'étaient des Apocalypse, et que, c'est pas compliqué, l'Apocalypse, c'est lui qui l'a écrite, donc, ça peut pas être saint Glinglin... Et qu'il n'était plus tout jeune quand il a écrit sa partie du Nouveau Testament. Donc, il peut être habillé comme il le veut, et même se changer entre deux images dans le même codex... On sait que c'est lui.

Très joli vêtement vert et rouge, y a pas à dire. Et pourtant, on le reconnaît. Memling, panneau du Mariage Mystique de sainte Catherine, 1479, Hôpital Saint Jean, Bruges (photo wikipedia)

Mais si on l'isole totalement de son texte, si on coupe la vision des quatre cavaliers ou de la Bête... Là, on ne sait pas qui c'est ce barbu en robe bleue ou rose.

Là, on a besoin des couleurs pour le reconnaître ! Et encore, comme seul apôtre avec de quoi écrire/lire imberbe, ça suffirait. On reconnait aussi bien saint Pierre, normalement en jaune. Mais, tant qu'il a les clefs, ça va, on s'y retrouve ! Dürer, les Quatre Apôtres, panneau de gauche, 1526, Alte Pinakothek, Munich (photo wikipedia)

Vous pouvez rétorquer avec justesse que des détails isolés comme ça, on en a plein les bouquins d'art, et les historiens de l'art en postent plein... Mais... On connait nos jouets. On sait, plus ou moins, comment ça fonctionne. C'est notre boulot...

La Vierge à l'Enfant, de sacrés problèmes iconographiques
Un sujet qui paraît cul-cul la praline au possible : la Vierge à l'Enfant. Alors, là, c'est un truc sur lequel on a perdu énormément de sens...
La signification de la Vierge et Jésus, entre, en gros, le 12e et le début du 16e siècle, est phénoménale. Et la perte de sens en quelques années (merci la Réforme, la Contre-Réforme et le Concile de Trente) est abyssale.
Intérêt iconographique ? A vue de nez ? Pffff... Cercle de Rubens, Vierge à l'enfant, XVIIe siècle. (Source : http://www.anticswiss.com/fr/antiquites-et-decoration/vierge-a-l-enfant--cercle-de-peter-paul-rubens-10564)

On est passé d'un sujet extraordinaire, qui soulève plein de questions théologiques et autres à... Ben... pas grand chose à quelques exceptions près (Merci le Caravage).
Merci... Le Caravage, Vierge des Pèlerins, 1604, Rome, Basilique Saint-Augustin


Marie
En gros, pour Marie se pose la question de sa situation par rapport à la Trinité. C'est un gros problème pour les théologiens gothiques. Parce que Marie, comme tout le monde, est fille de Dieu (et de Un), elle a été fécondée par le saint Esprit (et de Deux), elle est mère de Jésus (et de Trois).
Donc, Marie est fille, épouse et mère de Dieu. Puisque 3 = 1 chez les chrétiens. Tout ça se place sur le plan spirituel.
Comment montrer ça ?
Gouzi gouzi innocent ? Vierge à l'enfant, XIVe siècle, Paris, Musée du Louvre.
 On va avoir des images qui nous paraissent siiiiiiiiiiiiiiiiii mignonnes, mais qui voulaient dire tout à fait autre chose au Moyen Âge. Le petit Jésus qui fait gouzi gouzi à sa maman habillée à la mode, en lui caressant le menton... C'est pas un geste d'affection enfant-mère au Moyen-Âge. C'est un geste d'amants...
Bisou ! Cette fois à forte signification... Paolo di Giovanni Fei, 2e moitié du XIVe, Sienne, Pinacothèque
 Tout comme les peintures où l'on voit le Christ embrasser sa mère, ou quand il joue avec le voile de Marie. C'est de la gestuelle amoureuse. Si on calque notre opinion actuelle sur ce geste, on perd le sens réel, qui est celui du couple Marie-Jésus (rien de choquant pour les théologiens médiévaux). Cela explique aussi pourquoi Marie peut s'habiller comme une jeune épouse à la mode (décolleté, par exemple. Faut pas oublier que Marie n'est pas majeure, selon nos critères, quand elle met au monde Jésus. Mais elle est en âge de séduire. Elle va chercher à plaire à son époux. Et tant qu'on y est, dans l'image médiévale, la nudité n'est pas un symbole de séduction, c'est le vêtement qui joue ce rôle.)
La Vierge à l'Enfant gothique est déjà un sujet mal compris de nos jours.

C'est mignon, le petit Jésus qui joue avec le voile de sa maman... Vraiment ? Vierge à l'enfant (méga taguée), milieu du XIIIe siècle, Paris, Musée de Cluny
Jésus
Pourquoi on n'a pas à être choqué ??? Mais Jésus n'est pas un enfant. C'est Dieu incarné. C'est un être surpuissant, dans un corps d'enfant. Ce qui explique pourquoi Jésus a souvent une tête de vieillard. Il faut montrer ce mélange de puissance (Dieu) et de faiblesse (Enfant).
Il a l'air un peu vieux... Jan Van Eyck, Vierge au chanoine Van der Paele, 1434-1436, Bruges, Groeningemuseum.
 Là où ça devient marrant, c'est que l'intérieur va se voir à l'extérieur quand Jésus est habillé.
Je m'explique.
Jésus est souvent habillé à l'antique. Signe de noblesse, de grande dignité, etc.. Ca correspond bien à Dieu. Donc, le vêtement -extérieur- révèle la nature réelle -intérieur- de Jésus. Le jeu devient encore plus rigolo quand on a Jésus habillé de vêtements médiévaux. Sur les Vierge lorraines autour de 1300 par exemple, il porte un vêtement réservé normalement aux adultes. Ce qui montre le problème entre l'apparence et la nature réelle. Le vêtement est donc utilisé comme révélateur de ce qu'est Jésus, le Dieu dans un corps d'enfant. (C'est clair ?)
Le petit Jésus à la mode lorraine. Un exemple à suivre ? Vierge à l'enfant, début XIVe siècle, Paris, Musée du Louvre.

Du coup, est-ce qu'on peut envisager ou pas ce vêtement pour les enfants ? C'est là qu'il faut chercher si ce type de tenue est porté par d'autres petits enfants...
La double nature de Jésus fait que l'on doit faire attention quand on le prend comme référence pour les vêtements.
Je passe sur tous les autres symboles, interprétations, etc, qu'on a dans les Vierge à l'Enfant, selon la position de Jésus, les objets, les plantes, les animaux... C'est infini. C'est bien plus qu'une femme avec son enfant.
Je vous ai fait grâce du rapport entre la Vierge qui est l'Eglise, et le Christ qui enfante l'Eglise... Mais la Vierge est le premier endroit où l'on trouve le Christ (et c'est dans l'Eglise qu'on trouve aussi le Christ. Cette histoire là, on en a pour 10 pages, si on résume). Et j'ai pas parlé du rapport avec le Cantique des Cantiques aussi... Vous voyez un peu le bazar, dans lequel, quand on a l'habitude, on s'y retrouve... Plus ou moins. 
Et on a perdu ça à la Renaissance... Snif. (Mais, heureusement, on a commencé à rechercher ces sens au 19e)
Le Cantique des Cantiques version Burne-Jones... Sponsa de Libano, 1891, Liverpool,Walker Art Gallery

 Ces quelques exemples montrent l'importance de la connaissance du contexte, chose que je rabache assez, et de la connaissance des enjeux iconographiques. Les images ont un message, une fonction, et soulèvent des problèmes. Elles peuvent aussi être l'émanation des courants de pensée de l'époque. Il faut aussi éviter de poser sur des images anciennes nos pensées, idées, réactions, sentiments actuels. La nature réelle du lien affectif du couple Marie-Jésus, mode gothique, est oubliée de nos jours. Et pourtant, elle explique beaucoup de choses au niveau du costume de l'un et de l'autre.

Avec tout ça, on n'a pas encore vraiment joué avec l'analogie, l'anagogie et la typologie.
Ca va venir. Faut pas aller trop vite...
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