mardi 24 octobre 2017

COSTUME XIIIe ?

DES TENUES SI ORIGINALES
Méfiez-vous, encore et toujours.

XIIIe, vraiment ? (photo : History of Royal Women)


La jolie église, vestige de l'abbaye de Roermond (Photo : Dany Landman)

Une fois n'est pas coutume, on va vers le nord. Plus exactement aux Pays-Bas, dans la jolie Munsterkerk de Roermond (Ruremonde en français).

On va pas trop s'étaler là dessus. C'est un cas classique, connu parmi les historiens du costume (qui savent ce qu'il faut en penser), des historiens de l'art (qui hésitent entre deux possibilités) et qui fait le bonheur de ce cher pinterest, où ça circule en tant qu'exemples de costumes XIIIe. Ce qui me met fort en joie... (Comme si je n'avais pas assez de raisons de pester contre pinterest).


Vu de loin, on voit déjà qu'il y a comme un problème... (Source Rijksdienst voor het Cultureel Erfgoed)



Et on va donc s'attaquer (sans le casser) au monument funéraire de Gérard de Gueldre et Marguerite de Brabant. Orné de deux gisants, bien colorés. Déjà, les couleurs bien éclatantes on sait que ça veut généralement dire "peinture fraîche".

Peinture très fraîche (restauration récente) (Source Rijksdienst voor het Cultureel Erfgoed)


Margaret de Brabant est née vers 1190, et morte en 1231. Son mariage avec Gérard III de Gueldre eut lieu à Louvain en 1206. Lui est né vers 1185 et mort en 1229.  Gérard se fit tuer au combat (ou mourut de ses blessures, c'est au choix). Une vie calme, quoi. Ils ont été enterrés dans l'abbaye qu'ils fondèrent en 1218.

On ne va pas tourner autour du pot. Dans le meilleur des cas, ce gisant a été très lourdement restauré au XVIe siècle. Dans le pire des cas, il date totalement du XVIe siècle, en tentant d'imiter le style gothique.

Et ça se voit vraiment. Déjà, les visages ne sont pas vraiment gothiques. Ca, c'est fait. Mais surtout, au niveau des costumes, c'est un magnifique exemple de non compréhension des costumes des siècles passés. Le Moyen Age fourmille d'exemples d'incompréhension des costumes antiques (Ah ! Les fameuses ailes sur l'oreille qui renvoient sûrement au casque de Mercure !). Le moins qu'on puisse dire c'est que la Renaissance a fait des progrès en compréhension du costume antique, mais pour le costume médiéval, c'est pas encore tout à fait ça. A vrai dire, le costume du XIIIe était déjà incompris à la fin du XIVe. Et c'est là qu'on se dit que Viollet-le-Duc et consorts ont quand même eu bien du mérite. Ils sont partis de très loin ! (Et c'est pour ça qu'on ne doit pas trop leur jeter la pierre.)

Voyons donc maintenant ce qui ne va pas. Par galanterie, nous commencerons par Madame la Comtesse.

Une si jolie coiffure !
Marguerite de Brabant. (photo : History of Royal Women)
Déjà, les yeux entrouverts comme ça, j'aime pas énormément. Mais surtout, on voit un gros problème au niveau du col et du laz (le cordon du manteau). Une encolure haute comme cela, au XIIIe, que nenni ! Ca n'existe pas (jusqu'à preuve du contraire). Ensuite, on dirait que le sculpteur a interprété le las (oui, les deux orthographes existent) comme un galon séparant deux vêtements distincts, ce qui explique la différence de plissés. Le cordon du haut est-il le témoignage d'un double las sur le gisant original ? Personnellement, je pense à une incompréhension totale du fermail, passé de mode à l'époque, pris pour un pendentif. Plus ça va, plus on s'éloigne de la restauration d'une sculpture, pour aller vers une recomposition complète à partir d'un original trop endommagé (Les Pays-Bas, ce n'est pas toujours très calme au niveau historique).
Quant au filet à cheveux... Euh... Comment dire ? Il est très mode au XVIe siècle, mais au XIIIe, les mailles sont très fines. Très très fines. Et les petits losanges à l'intérieur des mailles ? Ca renverrait aux perles qu'on peut voir plus tard ? Bref, rien de très bon.
Attaquons le touret... Où l'on retrouve une déco dorée en bordure... Or ce type de décoration, sur touret, on n'a pas au XIIIe en Europe du nord (Naumburg, c'est un cas à part, on a des donatrices mortes depuis un certain temps). Tous les exemples de tourets avec une décoration quelconque sont du XIXe pour la peinture. On aurait trouvé leur ancêtre ? La barbette multi plissée, pourquoi pas ? Mais, on va voir que là, il y a peut-être un peu trop de plis.

Deux tourets l'un dans l'autre, et alors des plis à n'en plus finir (photo en provenance directe de Pinterest, album sur le XIIIe)

Vu de dessus, les plis n'en finissent plus... Un effet pareil, sur un gisant médiéval, c'est un peu exagéré. Les deux tourets l'un dans l'autre se voient (il y a un exemple célèbre en Ecosse, bien du XIIIe), on a aussi le touret qui fait deux tours (version bon marché, généralement). Mais ce sont souvent des tourets bien plus fins que ce modèle. Et on retrouve notre décoration dorée. En outre, on voit que le touret est à largeur variable... plus large sur l'arrière que sur l'avant. Ce qui se voit sur des tourets victimes du temps. Comme à Joigny.
Touret à largeur variable, victime de l'érosion, du temps, des vandales... Au choix. On peut noter aussi la différente conception des yeux, et le sommet de la barbette bien plus lisse. (Photo Tina Anderlini)
Autre élément choquant sur le gisant de Margaret : les manches. Extrêmement plissées. Exagérément plissées toujours par rapport aux modèles XIIIe.

Et passons à Gérard.

Une si belle chemise !
Gérard de Gueldre, et madame. (photo Bodoklecksel)
Et de nouveau un fermail transformé en pendentif. Je ne vois pas ce modèle comme se rapprochant des bijoux médiévaux. L'encolure est devenue la chaîne portant le bijou. Le laz fait encore office de séparation entre couches de vêtements. Le décolleté de la tunique bleue évoque les tenues largement ouvertes de la Renaissance. La chemise visible qui monte sur le cou... Euh ? Qu'est-ce à dire que ceci ? On est dans l'improbable total. La coiffure est, elle, correcte. Mais, je demande à voir le dorelot d'un peu plus près, quand même.Les boutons ne ressemblent pas vraiment à des boutons XIIIe.
(photo Bodoklecksel)

Il y a malgré tout des éléments corrects dans ce groupe. La forme générale du costume est respectée. en particulier les manches. Les ceintures bien visibles nous indiquent qu'on est dans la première moitié du XIIIe siècle.
(Source Rijksdienst voor het Cultureel Erfgoed)

Qu'en déduire ? 
Que ces sculptures sont pratiquement inutilisables pour l'étude du costume XIIIe. En revanche, elles sont passionnantes pour l'étude de la compréhension de ce même costume. Certaines parties (je pense que c'est le cas pour les visages, et une bonne partie de la tête de Margaret) ont été terriblement endommagées. Les corps ont moins souffert (je ne me suis pas attardée sur les chaussures. Je pense qu'il y a à redire là aussi). Mais tout ce qui est au dessus de la poitrine est réalisé tant bien que mal, en accumulant les mauvaises lectures et les interprétations douteuses, interprétations souvent liées au costume d'époque... XVIe siècle. Les tenues de Roermond sont un improbable mélange de XIIIe et de XVIe siècle.

Peut-on les considérer comme les premières sculptures néo-gothiques ? 

Les gisants d'après un relevé de 1963. (Source Rijksdienst voor het Cultureel Erfgoed, auteur : G. Th. Delemarre)

Il reste la question de savoir si c'est une restauration sur l'original ou une recréation à partir d'une sculpture originale qui a été recyclée ensuite d'une manière ou d'une autre. La cuve est peut-être d'origine. Mais pour ce qui est sur le tombeau, les deux personnages, les coussins... Là, je penche pour du XVIe. Je crois qu'il y aurait aussi un problème concernant la pierre, qui aurait été introuvable à Roermond au XIIIe. Là, ça dépasse mes capacités. Les décors peints sur les costumes pourraient correspondre à ce qu'on voit sur certaines tenues XIIIe. Ce qui pourrait avoir été inspiré de l'original. En tout cas, je suis vraiment frappée par la différence entre les corps et les têtes. On est dans deux époques différentes.

Pour ceux qui lisent le néerlandais : http://www.historieroermond.nl/boekbespreking/nogmaals.htm
Un grand merci à Louise van Meer (qui m'a résumé quelques textes) et à Isis Sturtewagen qui a mis 5 sec. à trouver le nom de l'église en ayant la description suivante "tu sais, l'église aux Pays-Bas avec des gisants 13e qui sont hyper restaurés 16e". Quand je dis que c'est un exemple célèbre chez les historiens du costume...

5 commentaires:

  1. Très intéressante analyse, merci Tina ! C'est effectivement très difficile quand on n'a pas un oeil avisé de distinguer l'interprétation de la réalité. Il faut connaitre les moindres détails !
    Il faudra que j'aille voir ça de plus près vu que c'est chez moi :-p

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  2. Au niveau de l'analyse, on est d'accord que le filet tel que représenté (avec des rubans passant dessous dessus) fait très XVIe mais alors le carré central "vole" dans les cheveux. Plus raisonnablement, je pense que c'est une interprétation XVIe d'une interprétation en 3D des filets rebrodés tel qu'on peu voir à St Truiden.

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  3. Pas impossible non plus. Filet brodé à la 13e ou perle à la 16e. Faudrait savoir ce que le sculpteur a choisi. Peut-être un mélange des deux ?

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  4. Merci pour votre analyse. Je serai plus méfiante désormais. Puis-je contacter pour des questons sur les costumes XIVème ? Merci.

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    1. Merci de votre retour. Pour le XIVe, pourquoi pas ;) Mais voyez aussi avec Perline la Tisserande. Elle en sait plus long que moi sur ce siècle.

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